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Héritage Oil met le feu aux poudres en Ituri
Au début de 2003, en même temps que les belligérants des Grands Lacs signent le fragile Accord de Paix Global et Inclusif de Pretoria qui prévoit la constitution d’un gouvernement de transition, la pétrolière canadienne Heritage Oil fait gravement incursion dans l’Est du pays, avec le soutien de Kinshasa.
Issu de l’Accord, le gouvernement de transition de la République démocratique du Congo répond d’une formule malaisée. Le président Kabila est confirmé à son poste, mais se voit flanqué de quatre vice-présidents qui sont en fait ses ennemis d’hier: Jean-Pierre Bemba du Mouvement de libération du Congo (soutenu par l’Ouganda), Azarias Ruberwa du Rassemblement congolais pour la démocratie (soutenu par le Rwanda), Abdoulaye Yerodia, fidèle du parti présidentiel (le Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie) ainsi que Z’Ahidi Ngoma comme représentant de l’opposition non armée. Le conseil des ministres est obèse: 61 titulaires.
Dans les confins de la République où s’affaire Heritage Oil, sous 30 000 km2 gît du pétrole. Dépossédé de sa souveraineté sur cette portion du territoire, l’État l’est tout autant concernant cette ressource? Pour ne rien simplifier, ce territoire congolais jouxte des aires d’exploitation dans l’Ouganda voisin, que la pétrolière canadienne s’est déjà vu concédées. Ces droits d’explqration (ainsi que d’exploitation en ce qui regarde le versant ougandais), que Heritage a acquis tant au Congo oriental qu’en Ouganda, lui permettent de lancer des projets d’exploitation sur les deux rives du Semliki, un fleuve limitrophe qui se déverse dans le Lac Albert. Ce gisement recèlerait de part et d’autre de la frontière entre 332 et 996 millions de barils.
Le ministre congolais des Mines, Simon Tuma-Waku Bawangamio, et le vice-président de Heritage, Bryan Smith, avaient déjà conclu un accord liminaire, le 2 juin 2002, mais on a attendu la proclamation de la «paix» pour procéder à l’annonce. Ce contrat ayant été signé sitôt la «paix» annoncée, il a échappé au mandat d’observation de la Commission Lutundula sur la validité des conventions économiques conclues en temps de guerre.
«L’accord est politiquement délicat, car le gouvernement de Kinshasa ne contrôle pas la région en question. C’est le territoire des rebelles, divisé entre plusieurs groupes, et la partie de la concession la plus économiquement intéressante a été la scène des pires combats de la guerre au Congo: une partie de l’lturi et la partie nord du Nord-Kivu ».
C’est une provocation qui risque de relancer la guerre. Comme de fait, les prétentions d’Heritage entament les efforts désespérés qui ont été faits pour instaurer un climat de paix dans cette région éprouvée par des millions de morts. L’irresponsabilité politique est totale. « Pas une seule goutte de pétrole n’est encore extraite, ni du côté de l’Ouganda, ni du côté congolais de la vallée. Le travail actuel de Heritage Oil est exploratoire et même s’il prospère [sic], les phases du développement et de la production viendront beaucoup plus tard. Mais malheureusement le coût humain est déjà élevé. L’Ituri dans le Nord-Est congolais, déjà le site des pires massacres et des pires horreurs de la crise congolaise, est devenu un nouveau champ de bataille pour les intérêts régionaux et internationaux».
UN PASSE GARANT DE L’AVENIR
La réputation déjà sulfureuse de Heritage contribue à aggraver ce climat psychologique. Heritage Oil & Gas naît à Calgary et est inscrite à la Bourse de Toronto en 1992. Son fondateur et membre du conseil d’administration, Tony Buckingham - de son nom de guerre - est rompu au mercenariat. Buckingham a fait ses premières armes en Angola avec la pétrolière canadienne Ranger Oil avant de fonder Heritage Oil. Via l’Albion Energy dont il est l’actionnaire majoritaire (55 %) et qui détient elle-même une majorité d’action de Heritage Oil, il se trouve à contrôler cette dernière. Heritage Oil a ses bureaux dans un complexe où se trouvent des représentants de services connexes: pétrole, or, diamant, sans parler du cabinet de comptables agréés et du bureau de finance offshore. « Se sont ajoutées à cela des compagnies militaires et d’aviation» En 2005, Heritage Oil créera finalement une filiale en Suisse, un paradis fiscal, pour lui confier sans surprise son centre de finance et de gestion. «Ouvrir un compte en Suisse, c’est se constituer une réserve d’argent dont personne, à part soi-même et une poignée de collaborateurs de la banque, ne connaîtra jamais l’existence.» C’est aussi de Suisse, à Lugano, que Nanes Delorme Capital LLC, le conseiller financier exclusif de Heritage, a géré la vente des actifs de son client en République du Congo (le Congo occidenta1).
Vétéran britannique des unités d’élite SAS et proche du premier ministre britannique Anthony Blair, Buckingham a servi le gouvernement angolais, alors en pleine guerre contre les rebelles de l’Unita (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola) dans les années 1990. Le trafic diamantaire lui aurait permis de se constituer un trésor de guerre (thèse 4, glose 4). Il a fait appel dans ce contexte à Executive Outcomes (EO), une firme de mercenariat fondée en 1989, à partir de son 32e bataillon, par l’ancien militaire sud-africain Eeben Barlow, soupçonné d’avoir contribué à l’assassinat d’activistes anti-apartheid. Pour mettre sur pied cette force de défense, il aurait aussi bénéficié d’une enveloppe de 30 millions $Us de la part de Ranger Oil, bien connue de lui.
En 1995, actif également en Sierra Leone (ainsi qu’en Namibie), Buckingham affecte cette fois ses mercenaires au service du président Tejan Kabbah et du capitaine Valentine Strasser pour repousser les assauts insurrectionnels du Revolutionary Patriotic Front (RUF). Pendant que le RUF bénéficiait du soutien actif de réseaux mafieux et des services secrets de la «Françafrique», Executive Outcomes et Buckingham fournissaient le gros des forces gouvernementales dans une guerre dont l’horreur pour les populations civiles fut inénarrable: esclavagisme sexuel, politique d’amputation systématique, exécutions sommaires...
Ces deux guerres créent un précédent en Afrique, quant à la façon de privatiser d’un même tenant guerres et pillage industriel. « Anthony Buckingham de Heritage Oil est à l’origine du contrat du gouvernement angolais avec la firme de soldats sud-africaine Executive Outcomes, et un contrat avec la firme militaire américaine AirScan a été signé à l’initiative de Chevron à Cabinda [région angolaise]. Comme le scandale de l’Ang’olagate l’a révélé en 2000, un nouveau type d’entrepreneur financiaro-militaire (Kriegswirtschaftsunternehmer), d’après les cas de Pierre Falcone et Arcady Gaydamac, s’est imposé à partir du trafic d’armes et d’un positionnement stratégique dans l’économie angolaise». Autour d’intérêts strictement privés, Executive Outcomes (au compte d’Heritage Oil) et AirScan (pour Chevron) ont donc mené en sol angolais une guerre terrible pour les civils. Après avoir vaincu la rébellion en 1994, le gouvernement angolais passe à la caisse et accorde à Heritage Oil, conjointement avec Ranger Oil, des gisements pétroliers d’une valeur de 30 millions $US.
AVENTURES LUCRATIVES
Après ses lucratives aventures en Angola et en Sierra Leone, Executive Outcomes fusionne ses capitaux avec ceux de Sandline International, pour se faire oublier le temps des controverses. Sandline devient logiquement la société écran qu’utilise Executive Outcomes pour poursuivre ses opérations. « La boucle était bouclée. Le vivier de Sud-Africains pauvres au point d’accepter de risquer leur vie fournissait les forces physiques, Sandline prenait sur elle l’organisation et garantissait la respectabilité de l’opération (the respectable front). L’opération avait pour visée d’encadrer la bonne marche des affaires occidentales en Afrique et dans d’autres points chauds du globe, de garder ses propriétés et, au besoin, de soutenir les gouvernements lorsqu’ils étaient les mieux disposés à répondre des exigences du business». Si Executive Outcomes aujourd’hui n’existe plus comme telle, on ne peut pas en dire autant des quelque 200 filiales qu’elle a créées.
C’est ce palmarès-là que Heritage Oil met en valeur pour asseoir sa crédibilité en matière de «sécurité» dans la région des Grands Lacs: Heritage Oil se présente donc comme une entreprise apte à fonctionner dans des endroits où la paix est improbable, si elle ne doit pas être activement compromise. Buckingham et les siens « ne cherchent pas à planter le drapeau d’un pays: leur prime de guerre se paie en droits d’exploitation de gisements, confiés à leurs sociétés spécialisées, comme Branch Energy, Branch Mining ou Heritage ».
Pour preuve, les dernières acquisitions de Heritage se sont faites notamment en lrak95.
FEUX GENOCIDAIRES: HERITAGE OIL EN TOILE DE FOND
Pour s’assurer le contrôle du territoire conquis légalement par Heritage, dans un premier rayon (voir figure A), Kinshasa (Congo oriental) et Kampala (Ouganda) se battront par « ethnies» interposées, respectivement les Lendu et les Hema qui occupent le territoire. Ces groupes se disputent les mêmes terres depuis des lustres et sans la présence de sociétés étrangères, des affrontements éclateraient certes encore dans la région; d’autres problèmes sociodémographiques occasionneraient aussi de la violence. Mais le différend sans âge qui divise ces communautés se verra cette fois violemment exalté par les acteurs économiques.
Dans un deuxième rayon de cette arène sanglante, se trouvent les gestionnaires régionaux. L’Est congolais est formé d’une multitude complexe de mouvances depuis que le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), soutenu jusqu’alors par une alliance factice entre le Rwanda et l’Ouganda, s’est scindé en mai 1999 à l’issu des affrontements de Kisangani. Le RCD s’est alors ramifié en une constellation de milices « ethniques» soutenues tantôt par l’Ouganda, tantôt par le Rwanda, sinon alternativement par l’un ou l’autre.
On reconnaît dans le troisième rayon les parrains financiers et industriels africains et occidentaux. Dans le premier rayon, le conflit entre Lendu et Hema ainsi que les clans apparentés est déjà attisé depuis quelques années par les hostilités au Rwanda entre Tutsi et Hutu. Les analogies entre les communautés respectives sont fréquentes: comme les Hutu, les Lendu ont traditionnellement travaillé la terre alors que les Hema se font reconnaître comme éleveurs, à l’instar des Tutsi rwandais.
Chacun fourbit ses armes, et il doit en aller ainsi. Les sociétés occidentales instrumentalisent ces communautés pour sécuriser leurs concessions en même temps qu’elles utilisent le vieux mythe des guerres tribales à l’africaine pour masquer leur responsabilité. «Il est vrai qu’un différend de longue date au sujet de terres a entraîné un désaccord entre les deux groupes. Toutefois récemment, leur inimitié traditionnelle à propos des terres et le conflit qui les oppose actuellement sont utilisés comme une justification par les Hema, et en particulier le sous-clan extremiste des Gegere, pour importer des armes et former leurs propres milices, l’objectif final non avoué étant de consolider leur pouvoir économique dans la région ».
Le tout n’a pas manqué de dégénérer en un misérable championnat. Une association locale des droits de l’Homme a dénombré 19 agressions lendu contre les Hema entre juin 1999 et janvier 2000. En retour, entre juin 1999 et avril 2000, les milices hema ont contre-attaqué 26 fois. Se faufilant, l’Armée ougandaise (UPDF) aurait participé à 24 agressions sous le couvert d’une vindicte tribale hema. Plusieurs clans ont dû se positionner sur cet échiquier ensanglanté. Aux côté des Hema constitués sous la bannière politique de l’Union des Patriotes Congolais» (UPC), se range le RCD-Goma pro-rwandais. Les Lendu sont flanqués de l’armée gouvernementale de Kinshasa et reçoivent le soutien objectif du RCD-ML - une faction dissidente du RCD-Goma - ainsi que du MLC, deux mouvements épaulés par l’Ouganda qui attaquent eux aussi régulièrement les positions hema.
Mais l’Ouganda elle-même se montrera extrêmement versatile dans ce conflit et soutiendra tous les acteurs en présence. Au moment où commencent les hostilités en 1999, l’Ouganda penche pour les Hema et leur crée sur mesure la province de l’!turi. Donnant le tournis à ses protégés, le commandant de l’Armée ougandaise (UPDF), James Kazini, nomme Adèle Lotsove gouverneure de l’Ituri, pour la remercier aussitôt et la remplacer tour à tour par Wamba dia Wamba, Mbusa Nyamwisi, John Tibasima, Jean-Pierre Bemba, Thomas Lubanga et Chief Kahwa, ce en quelques mois seulement, jusqu’à ce qu’un colonel ougandais, Edison Muzoora, occupe officieusement la fonction de gouverneur au début de 2001. Ce soutien aux Hema est lui-même de courte durée. En juin 2002, l’Ouganda incarcère Thomas Lubanga de l’UPC hema et le livre à Kinshasa. Mais c’est pour de nouveau soutenir l’UPC deux mois plus tard, en même temps qu’il chasse du gouvernement de l’Ituri ses anciens protégés.
En cinq ans, l’Ouganda arme alternativement une dizaine de groupes locaux différents (dont cinq massivement), entraîne des groupes rebelles depuis sa capitale Kampala, décide de leurs fusions, expulse les alliés devenus trop puissants, etc. Pis encore, l’armée ougandaise attise volontairement le conflit entre Hema et Lendu avant la signature des accords de paix, en armant simultanément les deux parties, de façon à se rendre indispensable à une solution de sortie de crise.
Le conflit ne cesse de gagner en intensité et les populations civiles sont piégées au milieu du champ de bataille: en 2002, on compte plus de 50 000 morts, 230 000 déplacés, 76 écoles primaires et 32 établissements secondaires détruits ainsi qu’un demi-million de maisons brûlées et les derniers pourvoyeurs d’aide humanitaire menacent de fuir à leur tour. Les chefs de guerre - notamment Bemba et Kabila - détournent à leur compte les salaires des militaires et leurs rations alimentaires, «contraignant» les soldats au centre de la bataille à survivre à coups de rapts et de pillage «Les alliances et les loyautés entre et au sein des partis politiques et entre factions de guerre changent en permanence, ce qui accroît l’incertitude.
La crise culmine en mars 2003 lorsque l’armée ougandaise s’allie subitement au clan lendu pour débarrasser Bunia, la capitale de l’Ituri, de sa population hema. Les Hema trouvent alors du renfort du côté du Rwanda, qui tend lui aussi à changer de camp. De la folie pure. Un groupe déclare un jour la guerre à ses alliés d’hier en fonction d’alliances de circonstances et d’intérêts financiers toujours provisoires. Human Rights Watch tentera de démêler ce sac de nœuds dans un rapport consacré aux alliances politiques en vigueur dans la région
LE «PROFIL RISQUE» DE HERITAGE OIL
En 2003, Heritage Oil s’impose comme «le candidat parfait pour commencer une nouvelle guerre des ressources dans la Région des Grands Lacs. Ses contacts avec les acteurs régionaux remontent à l’époque du conflit. Ceux-ci ne sont sans doute pas étrangers à celui-là. La pétrolière canadienne joue alors sur tous les tableaux, pactisant tant avec le clan Kabila qu’avec les pouvoirs ougandais et de nombreux chefs locaux.
Au plus fort de ces tractations, entre juillet 2002 et mars 2003, Human Rights Watch dénombre 5 000 morts parmi les civils. La région est un immense baril de poudre. « C’est dans ce contexte que le gouvernement de Kinshasa a accordé les régions frontalières de l’Ituri et du Nord-Kivu à Heritage Oil. Étant donné la situation volatile sur le terrain et la réputation de Heritage Oil, ceci équivalait à une déclaration de guerre» Les observations de Jean-Baptiste Dhetchuvi, responsable de la diplomatie à l’UPC, donnent froid dans le dos: «En Ituri, nous sommes engloutis par une guerre de pétrole. Si vous comparez la carte des gisements pétroliers de la région du Lac Albert à celle des massacres, il y a vraiment une ressemblance étrange»
HERITAGE OIL MET DE L’HUILE SUR LE FEU.
L’escalade de la violence devient inénarrable lorsque les forces en présence mesurent leurs victoires par.le nombre de civils qu’elles massacrent dans le camp adverse. Le 31 août 2002, l’UPC hema et ses alliés de la communauté bira s’attaquent à un clan apparenté aux Lendu, les Ngiti, à Songolo. C’est un véritable carnage. Selon un témoin, les milices de l’UPC «ont tué des gens, la plupart par balles, d’autres avec des machettes et des lances. J’ai vu surtout des vieux se faire tuer. Certains ont été attaqués pendant leur sommeil, dont des enfants et des femmes. Les combattants bira ont également décapité certaines personnes à la machette. Il y a eu 140 morts dont plusieurs femmes et enfants. On a demandé aux gens de sortir de la brousse pour enterrer les morts. On s’est relayé pour les enterrer. L’attaque a duré environ neuf heures» 787 personnes ont disparu.
Lendu et Ngiti ont contre-attaqué quelques jours plus tard, le 5 septembre. «Les combattants des groupes armés ont [ ... ] commis des viols et des actes aussi inhumains que des mutilations et du cannibalisme, une pratique censée apporter une force rituelle à ceux qui s’y livrent et inspirer la terreur chez leurs adversaires». Sur une période d’environ dix jours, ils «ont systématiquement massacré au moins 1 200 civils hema, gegere et bira dans la ville ainsi que dans le Centre Médical Évangélique (CME), un hôpital soutenu par l’église». Le pasteur a été tué: «Son corps a été coupé et les morceaux jetés dans les latrines»
L’hôpital de Nyankunde, de loin le plus important de l’Est congolais, a été complètement détruit, rendant incalculable le nombre de victimes indirectes de l’assaut. «Nyankunde, avec son hôpital de référence fondé en 1965 par un médecin américain, le Dr Becker fut naguère une oasis. Cinq églises protestantes avaient réuni leurs efforts pour créer cet hôpital de 250 lits où les malades étaient amenés de tout l’Est du Congo par une petite compagnie d’aviation, elle aussi gérée par les Églises» Du reste, « la propagation du VIH/sida, le nombre élevé d’enfants-soldats et les viols de femmes sont les autres conséquences de la généralisation du conflit armé. »
Sur fond d’atrocités, les émissaires de Heritage Oil négocient. « En 2002, des agents de la compagnie ont commencé à prendre contact avec des chefs locaux en Ituri, dont plusieurs à Burasi ainsi qu’avec le Chef Kahwa de Mandro. Chef Kahwa a déclaré: «J’ai été contacté par les Canadiens de la compagnie pétrolière qui sont venus me voir. Je leur ai dit qu’ils ne pourraient commencer à travailler en Ituri que quand j’aurais pris Bunia à l’UPC».
Les diplomates occidentaux se taisent. Sauf lorsqu’il s’agit d’aider le clan gouvernemental qui travaille de la façon la plus probante dans le sens des intérêts canadiens. Au moment où le rapport de force entre les opposants tourne en la faveur des Hema locaux, au détriment de l’alliance Lendu-Kinshasa-Heritage, les chancelleries occidentales s’activent. Le Canadien Paul Martin, à ce moment-là en campagne au sein de son parti pour succéder au premier ministre démissionnaire, se découvre des convictions humanitaires et préconise pêle-mêle l’achat d’hélicoptères de combat et l’envoi des Forces canadiennes dans la région, en jouant sur le souvenir du génocide rwandais de 1994.
Le 6 mars 2003, l’armée ougandaise arrachera la capitale Bunia aux Hema. Mais tout le monde a perdu au jeu. Sauf la pétrolière, certaine de ne jamais perdre: loin de ces discours sur le « profil risque» de l’entreprise! Si les conséquences de sa présence deviennent «inacceptables», comme l’anticipe son directeur Bryan Westwood, elle n’aura qu’à évoquer à son tour un « coup de force majeur» et plier bagage.
DOUBLE BIND EN OUGANDA
En terre ougandaise, le projet pétrolier n’augure guère mieux. «Nous voulons que l’Ouganda devienne le Koweït de l’Afrique ». C’est ce que, par humour noir ou négligence, Michael Wood de Heritage Oil déclarait au quotidien ougandais New Vision, le 28 mars 2002. Les abords ougandais du Lac Albert, à la frontière de l’!turi, sont prodigues en effet, comme le confirme en août 2006 son successeur Michael Gulbenkian: « Notre travail préliminaire dans le Lac Albert nous laisse croire que nous menons des travaux d’exploration dans une région prometteuse 120. » Selon l’agence de presse NZZ, il y en aurait pour des milliards $Us
La zone du Graben, qui comprend le Lac Albert et la vallée de la rivière Semliki, regorge de pétrole de part et d’autre de l’Ouganda. Bryan Westwood s’est voulu rassurant en déclarant que le travail serait à la fois « rentable et sensé écologiquement». Mais il y a tout lieu de croire le contraire non seulement en raison du conflit d’intérêts dans lequel il se trouve - étant simultanément actionnaire de Heritage et président du Bureau ougandais des Mines123! - mais aussi parce que les travaux de forage encourent là de graves conséquences s’ils ont lieu à répétition. En effet, il risque de s’ensuivre « une réduction des pressions sur les liquides souterrains conduisant à une subsidence et par conséquent à des inondations pendant la saison pluvieuse»: l’eau qui surgirait alors serait porteuse ellemême de pétrole et des produits chimiques qu’on utilise pour l’exploiter.
Par ailleurs, la situation politique des Grands Lacs étant extrêmement tendue, s’il s’avérait qu’il n’y avait pas de pétrole, une crise risquerait d’éclater dégénérant en conflit armé entre différents groupes sociaux, voire avec le voisin rwandais. En effet, depuis 1995, l’élite de différents royaumes intérieurs et les paysans débattent d’une réforme constitutionnelle délicate visant à départager leurs droits et acquis. Des acteurs de plusieurs paliers de pouvoir sont engagés dans le processus qui fera du pays, à terme, un État fédéral multipartite. Les partisans d’une réforme pacifique ont tout intérêt à ce que le président ougandais Museveni, au pouvoir depuis 1986, reste fort. Puisque l’Ouganda est depuis 1978 au bord d’une faillite économique sans cesse décalée par l’injection de fonds d’aide étrangers, le gouvernement Museveni a hypothéqué son avenir autour de cette découverte pétrolière. En ce sens, tout signe de fléchissement - et ce serait le cas si Heritage Oil pliait bagage - menace de porter préjudice au processus constitutionnel.
Heritage Oil a donc coincé l’Ouganda dans un double bind: s’il trouve du pétrole, le pays est confronté aux risques écologiques, sinon, il y a instabilité politique. La situation est d’autant plus désespérée que rien ne dit, dans l’occurrence où Heritage exploite effectivement du pétrole, que les tensions sociales qui couvent déjà ne plongeront pas le pays lui aussi dans la guerre. «Il ressort clairement que toute transformation de l’Ouganda en une économie de pétrole entraînerait des tensions dans la vie politique ougandaise. Les failles concernées existent déjà, mais elles deviendraient plus profondes. »
Par exemple, les Batoro du Royaume de Toro - qui jouxte le Congo - sont épaulés par le gouvernement central dans un combat contre le mouvement sécessionniste des Bankonzo, apparentés aux Lendu congolais. Ce mouvement sécessionniste s’est constitué une milice armée, l’ADF (Allied Democratic Forces) repliée dans les montagnes Rwenzori. Si le mouvement s’est apaisé au début de la décennie 2000, les travaux de Heritage risquent fort d’altérer ce fragile équilibre: c’est toute la région qui pourrait alors s’embraser. En effet, l’ADF de Bankonzo est amer parce que lé site pétrolier se trouve en grande partie chez les Hema ougandais de Bundibugyo. «L’exploration du pétrole dans le domaine des Hema de Toro augmenterait l’écart de développement entre le territoire Toro et les régions des Bankonzo.» On assisterait à des guerres de clans analogues à celles qui font rage dans l’Est congolais.
Autre motif de crainte: la ville ougandaise Rwebisengo, où convergent des réfugiés hema du Congo fuyant les agressions lendu et ngiti, se situe à proximité des travaux de forage de Heritage Oil. Un résident de l’endroit, John Kabarere, a appris que le gouvernement ougandais forcerait les citoyens de la ville et tous ses réfugiés à quitter les lieux dans l’éventualité où ces travaux prendraient de l’envergure, ce qui semble s’avérer. «Nous aurons des problèmes avec ce pétrole. Le gouvernement dit que si nous faisons paître le bétail près des forages, nous devons le déplacer et nous devons trouver d’autres pâturages. Mais il n’y a pas d’autres pâturages, c’est plein. Il y a beaucoup de Congolais qui sont venus ici avec leur bétail, il n’y a pas de place. »
LE GRABBEN ET SON PETROLE
Les derniers développements tendent à démontrer que la zone du Graben regorgerait surtout de pétrole dans le versant congolais. Du côté ougandais, on l’a divisé en cinq zones. Heritage Oil contrôle la zone 3 et détient 50 % des parts de l’entreprise d’exploitation; le reste des actions est détenu par Tullow Oil, son nouveau partenaire congolais. Le site de Turaco-l et 2 ainsi que le «Bloc 3A13ü» ont déjà fait l’objet de travaux de forage.
Sans surprise, aux guerres de clans qui sévissent dans l’est du Congo s’ajoute depuis 2007 l’escalade diplomatique entre Kinshasa et Kampala: le Congo oriental remet en cause l’établissement de la frontière entre les deux pays, précisément là où Heritage détient ses concessions, près de la petite île de Rukwanzi, sous laquelle la nappe pétrolière tant convoitée trouverait ses limites.
En août 2006, un ingénieur d’Heritage Oil naviguant sur le fleuve Semliki, Carl Nefdt, est tué à l’issu d’échanges de tirs entre l’armée congolaise et les militaires ougandais. Plusieurs incidents du genre ont lieu dans les mois qui suivent et la méfiance s’installe.
On craint de voir relancée la guerre entre les deux voisins. Le gouvernement de Kinshasa accusera l’Ouganda de violer sa souveraineté territoriale, alors que l’Ouganda revendiquerait un droit de regard sur la petite île de Rukwanzi - qui a toujours été sous juridiction congolaise - ou, à tout le moins sous une administration commune.
Quant à Heritage Oil, Kinshasa l’accuse de spolier illégalement le pétrole congolais en franchissant les limites des eaux territoriales. Pourtant, en juillet 2006, Heritage (39,5 % des parts) et sa major Tullow (48,5 % des parts) ont signé une entente avec la société publique congolaise Cohydro (12 % des parts) les autorisant à exploiter le pétrole du versant congolais à partir de leurs installations ougandaises. La tension est à couper au couteau à la frontière du Congo oriental et de l’Ouganda.
A l’issue de la phase d’exploration, c’est en territoire congolais qu’on a découvert l’essentiel de la nappe pétrolière. La production débutera en 2009. Le gouvernement congolais s’émeut soudainement de ne recevoir qu’une infime part des bénéfices, alors que de leur côté, Tullow et Heritage engrangeraient des profits faramineux, puisqu’elles détiennent majoritairement les parts des projets pétroliers actifs sur les deux rives du Semliki135.
C’est pourquoi la commission congolaise de révision des contrats miniers cherche maintenant à nuire aux acteurs en présence...
Alain Deneault, Noir Canada : pillage, corruption et criminalité en Afrique, Editions Ecosociété, Montréal, 2008, 352 p
Potentiel
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