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Chers lecteurs, merci de consulter notre blog. La Republique Democratique du Congo vient sortir d'une guerre de plus de 10 ans qui a fauché la vie à plus de cinq million des personnes; L'Ituri est l'un de ces coins du Congo qui a été le plus devasté par cette guerre; elle a perdu près d'un million des ses fils et filles et son image en est sortie terriblement ternie...Ce blog pose et tente de répondre à quelques questions sur cette tragedie: quelles sont les causes reelles des ces tueries, qui en sont les auteurs, que doit-ont faire pour eviter la répétition de cette tragedie? Nous vous proposons ici des articles des journaux,études fouillées et réflexions des éminents scientifiques sur le drame Iturien.

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mardi 3 juin 2008

LE CONFLIT EN ITURI,par Koen Vlassenroot et Tim Raeymaekers

LE CONFLIT EN ITURI
par Koen Vlassenroot et Tim Raeymaekers
Abstract
This article offers an interpretation of the present conflict in Ituri based on social analysis. Other than the conventional accounts which start their analysis from the presence of foreign troops on Congolese soil, reduce the war to a struggle for natural resources or see it as the result of age-old ethnic hatreds, the authors start from the assumption that to make the violence in Ituri “understandable”, it has to be placed in its social setting. The central argument of this article is that the outbreak of violence in Ituri has been the result of the exploitation, by local and regional actors, of a deeply rooted local political conflict for access to land, economic opportunity and political power. First, it is assumed that the destruction of the local socio-economic fabric and the emergence of ethnicity as the main basis for political mobilisation has been the result of a long historical process in which access to land, education,political positions and economic dominance have played a crucial role. The political and economic competition between the Hema and the Lendu communities during the colonial and the Mobutu-period acquired an entirely new dimension from the start of the AFDL rebellion (1996-1997) and, again, during the second Congolese war (1998-today) because local resolution mechanisms disappeared and new actors started dominating the scene. Secondly, it is asserted that, although foreign elements (such as the Ugandan People’s Defense Forces and the Rwanda Defense Forces) have contributed significantly to the escalation of the political crisis in Ituri, the war has also proven to be a perfect platform for local political and economic actors to redefine their position in this new political and economic landscape. On the one hand, rebel leaders such as Atenyi Tibasiima and Mbusa Nyamwisi (RCD-ML) have deliberately fuelled the ethnic resentments between the Hema, Lendu and Nande communities to increase their political power. On the other hand, the strong alliance between the localised political structure and foreign and rebel military networks has enabled local (mostly Hema) elites to reposition themselves on the local and regional markets. Eventually, this “ emerging political complex” has led to the development of a new political economy which is characterised by a shift from traditional to military rule, to privatised, non-territorial networks of economic control and to the consolidation of ethnic bonds in the economic and political sphere.
The article ends with some observations on “what can be done” to address the deepening crisis in Ituri today. The first lesson the authors offer is that the interrelatedness of the various conflicts in Eastern DRC requires a firm action from the international community. Because of the interdependance of (sub) regional power struggles which involve at least a dozen Congolese militias as well as the regional powers of Uganda, Rwanda and, to a growing extent, the government of Kinshasa, the conflict in Ituri can hardly be isolated as a mere extension of local tribal resentment. The second lesson is that, if the international community wants to be efficient in the long run, it should address the internal dynamic of the conflict, which is characterised by a deepening social fragmentation – illustrated by an increasing dehumanisation and demonisation of the “enemy”. In the end, this analysis requires a different view on international peace interventions in which peace is seen as a process as much as an end-state, and it does not come about as the result of outside interventions only. In essence it ia about the rebuilding of trust through the aggregation of many concrete decisions to cooperate – at all levels.
L’AFRIQUE DES GRANDS LACS. ANNUAIRE 2002-2003
1. INTRODUCTION1
La spirale sans fin de la violence en Ituri est sans aucun doute l’une des crises humanitaires les plus sévères de ce moment. Comme ce conflit est mené avec rage par ses différents protagonistes, la brutalité de la violence a conféré à la guerre congolaise une image totalement neuve: celle de jeunes combattants qui tuent froidement ceux qui n’appartiennent pas à la même communauté ethnique. Pour beaucoup d’observateurs, cet élément est une preuve tangible que les parties orientales du Congo entrent de plus en plus dans la violence anarchique, en plongeant au jour le jour la région dans le stéréotypique “Heart of darkness”. Néanmoins, considérer cette question simplement comme un exemple de “rage aveugle” par référence aux différentes milices rurales et aux différents groupes d’autodéfense semble totalement inadéquat, en tenant compte du fait que le conflit porte en lui-même des éléments d’une guerre civile, d’un crime organisé, aussi bien que de l’invasion des armées d’Etats tiers. Trois questions dominent le débat actuel sur la nature et l’extension de la compréhension du conflit en Ituri. Pour la plupart du temps, des observateurs se contentent d’une description banale de ce conflit comme étant une « nouvelle barbarie ». L’image d’un jeune combattant d’une dizaine d’années qui est en train de parader dans les rues désertées de Bunia sert de métaphore parfait de la descente dans la violence anarchique (représentation stéréotypée de Kaplan) qui réduit ces jeunes en « molécules mouvants dans un fluide très instable, un fluide qui était clairement à la limite de l’inflammation »2. Sans même mentionner le caractère très raciste de cet argument, ces nouvelles rationalités du barbarisme confirment non seulement une vision simpliste et très tronquée des conflits actuels, mais aussi offrent des arguments comfortables pour l’adoption de politiques isolationnistes.
Un deuxième argument est que le conflit en Ituri est le résultat de vieux ressentiments ethniques entre les Hema et les Lendu. Beaucoup d’observateurs réduisent ainsi ce qui est en train de se passer en Ituri à la résurgence des haines ethniques. A un moment où les modèles économiques, administratifs et sociaux existants qui avaient défini cet espace deviennent de plus en plus instables, sujets à la pénétration extérieure et incapables d’offrir des contextes clairs dans lesquels les populations locales peuvent faire des
1 Cet article est basé en partie sur les résultats d’un travail de recherche fait ensemble sur le terrain en Ouganda et dans l’Est de la RDC en mai 2003. Les auteurs sont très reconnaissants envers les 11.11.11, NIZA et NOVIB pour leur appui financier. Ils expriment aussi leur profonde gratitude au staff de l’Ambassade belge à Kampala pour son appui illimité.
2 KAPLAN, R.D., “The Coming Anarchy. How Scarcity, Crime, Overpopulation, Tribalism and Disease are Rapidly Destroying the Social Fabric of our Planet”, in The Atlantic Monthly, February 1994, p. 46.
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choix quotidiens, l’ethnicité devient donc facilement une excuse pour l’action et la violence politique. Comme nous allons le démontrer, c’est à travers la manipulation de l’ethnicité que les acteurs politiques et militaires locaux et régionaux essaient de couvrir leurs vrais agendas politiques et économiques. Néanmoins, cette approche (qui est devenue très populaire dans la couverture par les médias occidentaux) est aussi en train de surévaluer la composante ethnique du conflit en Ituri et court même le risque de conduire à une représentation très stéréotypée des conflits actuels en Afrique.
Un dernier argument est que la guerre de l’Ituri est une illustration parfaite du glissement vers un nouveau type de conflit dans lequel des armées nationales, des mouvements de libération et des idéologies politiques sont remplacés par des seigneurs de guerre, des réseaux économiques informels et des commandants d’armées rapaces ou cupides. Ici, l’avidité est de plus en plus présentée comme la première force déterminante des acteurs armés, tout en acceptant l’existence d’une connexion entre le conflit et la criminalité. En suivant la ligne de cet argument, le Panel des Experts de l’ONU qui a enquêté sur l’ « exploitation illégale des ressources naturelles de la RDC » à réduit le conflit en Ituri à la lutte pour l’accès aux et le contrôle des réserves naturelles. Selon ce Panel, « les Présidents Kagame et Museveni sont sur le point de devenir les parrains de l’exploitation illégale des ressources naturelles et de la continuation du conflit en République Démocratique du Congo » parce qu’ils ont « donné indirectement une opportunité unique aux cartels criminels d’organiser et d’opérer dans une région fragile et sensible »3. S’appuyant sur la conclusion de ce Panel, la plupart des observateurs sont d’accord que les différents acteurs focalisent principalement leur lutte sur le bénéfice à gagner de vastes ressources minières congolaises plutôt que sur la réalisation d’objectifs politiques à long terme. L’impact de ce point de vue sur l’actuelle politique diplomatique et de l’aide ne devrait pas être sous-estimé; il tend vers la criminalisation du conflit et la délégitimation des leaderships des rébellions.
Aucune de ces vues n’est vraiment explicative de la violence et la guerre actuelles en Ituri. A partir des éléments épars qui dominent l’actuel débat sur le conflit en Ituri, on peut conclure qu’il est absolument nécessaire de frayer de nouvelles pistes pour l’analyse de ce type de conflit et de faire des suggestions pratiques qui pourraient donner un second souffle aux décideurs et aux organisations humanitaires. Donald Crummey affirme que « le défi réel est de situer la violence dans son cadre social, d’évaluer ses racines dans le conflit social et de comprendre comment les gens en sont
3 UNITED NATIONS, Report of the Panel of Experts on Illegal Exploitation of Natural Resources and Other Forms of Wealth of the Democratic Republic of Congo, New York, United Nations Security Council, April 12, 2001, §221.
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arrivés là »4. Ceci veut dire que, plutôt que de limiter la compréhension de ce conflit aux haines ethniques ou aux réseaux économiques criminalisés au niveau régional, on devrait essayer de comprendre comment, dans le cas de l’Ituri, les élites et les sociétés locales sont en train de se familiariser avec des changements globaux et un contexte de guerre.
La thèse centrale de cet article est que l’irruption de la violence en Ituri doit être comprise comme le résultat de l’exploitation par des acteurs locaux et régionaux d’un conflit politique local profondement enraciné autour de l’accès à la terre, aux ressources économiques disponibles et au pouvoir politique. Aujourd’hui, la guerre est utilisée par ces acteurs comme un moyen de réorganiser l’espace socio-économique local et de contrôler la mobilité à l’intérieur et entre ces espaces. La conséquence de cette violence instrumentalisée est une lutte entre ces différents réseaux de contrôle, qui unissent les seigneurs de guerre locaux à leurs parrains extérieurs et qui ont abouti au développement de nouvelles stratégies de régulation socio-économique et même politique. Le désordre, l’insécurité et l’état général de l’impunité ont encouragé ainsi la formation de réseaux nouveaux et militarisés pour l’extraction (et l’accumulation) des bénéfices économiques, en référence à la propriété ethnique comme étant partie intégrante et centrale des stratégies de contrôle et de la résistance.
L’argument à développer peut être envisagé sous trois angles. Premièrement, nous voulons démontrer qu’aux racines du conflit en Ituri se trouve un conflit politique local pour l’accès à la terre, aux ressources économiques et aux positions politiques. L’économie politique de la fragmentation en Ituri est l’aboutissement d’un long processus historique dans lequel les éléments internes et externes se sont entremêlés. Comme partout dans l’Est de la RDC, le pouvoir colonial s’est appuyé sur une communauté locale (ici les Hema) pour son administration prétendument « indirecte » au détriment d’autres communautés ethniques locales. Comme conséquence, les Hema se sont retrouvés dans une position de faveur après l’indépendance: ils ont eu accès facile, non seulement aux plantations laissées par les colons Blancs, mais aussi aux positions politiques. Le principe de la stratification appliquée par Mobutu – la conversion de la loyauté politique en atouts économiques – exigeait le renouvellement régulier de l’élite locale, en application de sa stratégie proverbiale de diviser pour régner, mais aussi rendit les Hema capables de consolider leur domination économique et politique locale. A plusieurs occasions, les autres communautés (les Lendu principalement) ont résisté à cette domination Hema en réclamant la propriété historique originelle de la terre. Jusque dans la seconde moitié des années
4 CRUMMEY, D., “Introduction”, CRUMMEY, D. (ed.), Banditry, Rebellion and Social Protest in Africa, London & Portsmouth, James &Heinemann, 1996, p.1.
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1990, cependant, ces conflits n’ont jamais dégénéré en violence à grande échelle. C’est seulement après la rébellion de l’AFDL et le vide politique interne qui l’a suivie, que les élites locales ont essayé de renforcer leurs positions de pouvoir. La quête d’alliés ainsi que la tactique de diviser-pour-régner des commandants de l’armée ougandaise (UPDF) ont conduit à la première irruption de grande violence en 1999.
Deuxièmement, l’intervention des UPDF est un paramètre important pour comprendre le niveau de l’intensification de la lutte armée en Ituri à partir de 1999. Pendant que cette intervention a conduit à la fragmentation croissante du paysage politique, la prolifération continue d’armes légères dans la région a déblayé le terrain pour la création de différents seigneurs de guerre aussi bien que pour massacre des populations civiles. Cependant, quoique l’occupation ougandaise a été incitée principalement par les agendas économiques de commandants criminels des UPDF, elle a aussi contribué à la redéfinition de l’espace politique et économique par des élites locales. La collusion de ces « réseaux d’élites » avec les seigneurs de guerre et les milices rebelles est en passe d’avoir un impact significatif sur la politique locale.
Troisièmement, le gouvernement de Kinshasa non seulement peut être blamé pour la dernière intensification du conflit, mais aussi pour les dangers qu’il fait courir à la paix dans l’ensemble de l’Est du Congo. Son récent appui aux combattants Lendu en Ituri aussi bien que l’approvisionnement continu en armes des milices Mayi Mayi et Interahamwe au Kivu, même après le début du processus de transition5, est généralement perçu comme une menace pour le processus de paix. En fin de compte, aucune des parties en conflit en Ituri n’est favorable à une solution pacifique. C’est cet intérêt, dans la guerre et non dans la paix, qui fait l’objet de cet article.
2. HISTOIRE DU CONFLIT LOCAL
« La violence ne peut pas être autorisée à parler pour elle-même, parce que la violence n’est pas son propre sens. Pour être rendue pensable, elle a besoin d’être historisée », écrit Mamdani6. En effet, des conflits ne doivent pas être compris comme des événements irrationnels et anormaux ou comme une sorte de rupture dans un système particulier, mais comme un complexe de dynamiques qui doivent être vues comme l’expression de la logique interne de l’ordre politique et social local existant. Même si l’on peut
5 En juillet 2003, plusieurs sources ont rapporté l’arrivée à plusieurs endroits dans le Sud-Kivu d’armes et de munition, envoyées par Kinshasa. Communication personelle, Bukavu, juillet 2003.
6 MAMDANI, M., When Victims Become Killers: Colonialism, Nativism and the Genocide in Rwanda, Princeton, Princeton University Press, 2001, p.364.
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affirmer que le conflit en Ituri ne pourrait pas avoir conduit aux même coûts humains sans l’implication politique et militaire étrangère, la première réponse à la question de savoir pourquoi en 1999 la première spirale de la violence a fait irruption est à trouver dans l’organisation de l’espace politique et économique local.
Les racines des tensions et des conflits locaux entre les communautés se trouvent essentiellement dans l’accès inégal à la terre, à la sphère politique, à l’éducation et dans la domination économique de l’une des communautés locales. Les principaux antagonistes sont les communautés d’éleveurs Hema et d’agriculteurs Lendu qui habitent principalement dans les territoires d’Irumu et de Djugu. Les deux communautés peuvent être divisées en différents sous-groupes: les Hema du Sud sont aussi connus comme Banyoro, les Hema du Nord (les Gegere) sont mélangés aux Lendu et parlent la langue Lendu (kilendu) pendant que les Lendu du Sud sont connus comme Ngiti ou Lendu-Bindi.
Aucun de ces groupes n’est originaire de la région, ce qui a conduit à différentes interprétations au sujet de l’histoire des migrations et, plus important, à différentes interprétations de la propriété foncière. Pendant qu’on est généralement d’accord sur le fait que les migrations Lendu ont précédé l’arrivée des éleveurs Hema, les pouvoirs coloniaux ont donné la préférence à la communauté Hema pour l’administration de la région. Les deux groupes occupaient les hautes régions les plus fertiles et les plus riches en ressources de la région (Irumu et Djugu). Les colons découvrirent vite les potentialités que ce sol extrêmement fertile offrait pour le développement d’une économie des plantations et d’une industrie minière. De même, pour accéder aux terres locales, il fallait mettre en place une structure de pouvoir efficace. Comme c’est le cas pour tout pouvoir qui est basé sur la conquête, le premier problème auquel les Belges se sont heurtés était de stabiliser une administration locale à laquelle « on se référait poliment », dans le discours colonial, « comme la question indigène »7. Une première réponse à cette préoccupation était le regroupement des communautés ethniques locales en entités proto-politiques. Déjà en 1923, l’administration coloniale a délimité les collectivités Hema et Bindi dans l’Irumu et les collectivités Hema et Lendu dans Djugu dans le but de prévenir les affrontements ethniques. Une autre réponse était l’introduction d’un système d’enregistrement des titres fonciers et de la propriété individuelle des terres. Pour ce faire, l’administration a pris une quantité nécessaire des terres collectivement détenues par les communautés locales en déclarant les terres vacantes propriété de l’Etat. Comme partout ailleurs dans l’Est du Congo,
7 MAMDANI, M., Citizens and Subjects. Contemporary Africa and the Legacy of Late Colonialism, Princeton, Princeton University Press, 1996, p.3.
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l’administration coloniale s’est basée sur les structures d’une communauté locale préferée pour l’implantation de son administration et pour le maintien de son contrôle. Cela explique pourquoi les Hema ont été les premiers à accéder à l’éducation et au travail dans l’administration coloniale, les mines et les plantations. Pour les Lendu, la seule option était de se faire embaucher comme main-d’oeuvre ou ouvriers dans les mines et plantations. En plus de sa forte implication dans l’organisation sociale locale, l’administration coloniale belge a aussi introduit le mythe de la supériorité intellectuelle des Hema. Le résultat fut la réorganisation du paysage politique et social local et la domination totale des Hema dans l’administration et l’économie locales. Déjà en 1911, les Lendu-Bindi dans l’Irumu se sont révoltés contre la domination des Hema et ont tué le chef local Hema, Bomera8. Ceci a conduit au premier conflit entre les deux communautés.
Après l’indépendance, la domination Hema s’est même consolidée. L’introduction de la loi foncière sous Mobutu en 1973 a eu une double conséquence: toutes les terres, vacantes ou non, furent déclarées propriété de l’Etat et la loi coutumière fut déconsidérée dans les transactions foncières comme source légale des droits fonciers sans accorder un quelconque statut légal aux terres coutumièrement occupées. La promulgation de cette loi a produit un instrument puissant pour modifier davantage la structure sociale de l’Ituri; le rejet de la notion des droits fonciers traditionnels a introduit la possibilité pour des groupes sans droits fonciers de s’en doter. En substance, elle a fait passer les plantations qui, durant la période coloniale, appartenaient aux familles, à une nouvelle classe d’entrepreneurs congolais urbains. Etant donné sa position privilégiée pendant la période coloniale, l’élite Hema à eu un accès facile aux cercles restreints du régime Mobutu et pouvait renforcer davantage sa domination politique et économique dans l’Irumu et Djugu au détriment des Lendu. En 1966, les Lendu qui étaient progressivement marginalisés ont une nouvelle fois résisté contre la domination Hema en attaquant les autorités administratives locales qui, en retour, ont organisé une forte répression contre la résistance.
Après l’annonce du processus démocratique en avril 1990, les politiciens locaux en Ituri qui étaient en quête d’une base pour le nouveau pouvoir ont aussi commencé à exploiter les vieilles tensions non résolues entre les différentes communautés. L’ethnicité devint le plus puissant instrument de la mobilisation politique parce qu’elle était la base matérielle parfaite pour exprimer les liens particuliers entre les politiciens et leurs communautés constituantes. La référence à l’appartenance ethnique devint aussi un moyen crucial dans la compétition politique et économique sur le
8 JOHNSON, D., Shifting Sands: Oil Exploration in the Rift Valley and the Congo Conflict, Goma, Pole Institute, 2003.
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terrain, le type de stratégie de sortie qui était encouragée par Mobutu pour conserver son pouvoir et les privilèges associés à son exercice. Comme un rapport local l’illustre, durant le processus de la démocratisation en Ituri, « les sentiments des intellectuels trouvent de l’espace et font écho dans la masse paysanne qui se réfère à ses intellectuels politiciens. Le leadership devient plus ethnique qu’idéologique car les leaders se replient sur les membres de leur ethnie pour se positionner politiquement. Un climat de tension s’ensuit et dégénère en conflit même armé »9. Vouée à être une stratégie d’auto-défaite à long terme pour Mobutu, la politique de diviser pour régner durant le processus de la démocratisation a introduit une violence basée sur l’identité ethnique comme instrument légitime. Néanmoins, les choses n’ont jamais conduit à des massacres comparables à ceux qui ont lieu depuis 1999. Même si, durant le processus de la démocratisation, des affrontements entre Hema et Lendu étaient rapportés, ils étaient résolus « à travers les mécanismes de l’administration, la sécurité, la sûreté locale aussi bien que la médiation et les accords traditionnels couronnés de succès »10.
Avec la fin du système Mobutu, non seulement ces mécanismes locaux de résolution des conflits ont disparu, mais de nouveaux acteurs ont commencé à dominer la scène. Depuis la rébellion de l’AFDL, différentes milices locales et étrangères ont commencé à opérer en Ituri pendant que les armes légères ont commencé à proliférer. Etant donné le déclin général de l’économie à la fin du règne de Mobutu et l’importance de l’ethnicité en tant que force déterminante de la violence, le ressentiment local entre les éleveurs Hema et les agriculteurs Lendu depuis 1999 a monté d’un cran et est parvenu à être lié au niveau supérieur, le niveau régional du conflit en RDC. A partir de là, le conflit entre les éleveurs Hema et les agriculteurs Lendu, même s’il est encore principalement motivé par les conflits fonciers, doit être expliqué dans un contexte plus large de la compétition économique et de la privatisation de la violence. Avec l’aide des administrateurs locaux, des membres de la communauté Hema essaient d’étendre leurs droits fonciers sur les terres supposées appartenir aux Lendu. Les soldats ougandais étaient activement impliqués dans l’embrasement du conflit, en entraînant les milices des jeunes Hema et en assurant la protection des Hema en échange de paiements en espèces11. D’autres commandants des UPDF ont commencé à entraîner et à armer les milices Lendu. IRIN rapporte que, consécutivement à la création de la nouvelle province du Kibali-Ituri en juillet 1999, « le commandant en chef des UPDF en RDC, le Général brigadier James Kazini, a nommé Adèle Lotsove, une Hema, comme son gouverneur, en provoquant
9 Programme d’Action de la Commission de Pacification, mimeo, 11 mars 2003, p.2.
10 IRIN, Special Report on the Ituri Clashes, 2002.
11 IRIN, Focus on Hema-Lendu Conflict, 15 November 1999; Collectif des ONG d’Ituri, 7 août 1999.
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ainsi un grand mécontentement parmi le autres tribus de la région, notamment les Nandi, les Ngeti et les Lendu »12. En plus de l’accommodation régionale des conflits locaux, cet exemple démontre le prélude d’un glissement en Ituri des sphères traditionnelles de dialogue qui prévoient le rôle central des aînés vers de nouveaux réseaux tissés autour de l’utilisation de la violence, du rôle des jeunes et de leur connexion avec les alliés régionaux13.
La violence a finalement éclaté en juin 1999. Bien que déjà en 1998 quelques incidents étaient enregistrés, ceux-ci n’étaient simplement que des signes avant-coureurs d’un conflit à grande échelle entre les élites Hema et Lendu. Ce qui a causé réellement l’éclatement de la violence en juin 1999 reste peu clair. Selon les sources Lendu, les attaques violentes des Lendu devraient être considérées comme une réaction contre les tentatives de quelques propriétaires fonciers Hema d’étendre leurs propriétés sur le territoire de Pitsi qui était considéré comme une propriété Lendu. Les propriétaires terriens Hema, appuyés par les autorités locales sont accusés d’être venus à Pitsi avec des faux titres fonciers qui ont sucité une réaction de la part de la population locale Lendu14 . Par contre, les sources Hema ont une autre lecture de la première irruption de la violence. Ils prétendent que les attaques étaient organisées par les extrémistes Lendu avec l’aide des autorités de Kinshasa. Il est dit que ces leaders Lendu s’étaient appuyés sur leur organisation “Libération de la Race Opprimée en Ituri” (LORI). Bien que les deux versions mettent l’accent sur certaines causes du conflit, selon un rapport de l’OCHA, le conflit en juin 1999 a été provoqué par un nombre d’individus brutaux qui ont profité de l’absence de l’autorité locale pour imposer leurs propres agendas. Quelques individus sans scrupules appartenant à la communauté Hema ont essayé de corrompre les autorités locales pour changer les documents des titres fonciers en leur faveur; les nouveaux papiers des titres fonciers étaient alors utilisés pour évincer les habitants.
Une autre question est de savoir si cette violence était le résultat d’un soulèvement spontané sur le terrain ou, au contraire, une stratégie planifiée de la part des élites Hema pour étendre leur contrôle politique et économique.
12 Fighting in Northeast DR Congo, Deutsche Presse Agentur, 23 novembre 1999.
13 L’importance grandissante des jeunes combattants au sein de différents réseaux sociaux est au centre de ce que nous avons appelé la corrosion du tissu social. Au niveau de la communauté, les décideurs traditionnels tels que les chefs coutumiers et les aînés soit ont perdu leur position soit n’ont d’autre option que celle de soutenir les opinions de leurs jeunes combattants qui, dans la poursuite de leurs intérêts, sont embarqués dans une logique de la violence. Au niveau de la famille, la crise de l’autorité combinée avec l’intensification de la lutte économique semble conduire vers une forte compétition entre les générations au sein d’une même famille ou d’une même ménage.
14 Entretien de l’auteur avec des leaders, Kampala, mars 2003. Le conflit avait déjà commencé en avril 1999 parce qu’un propriétaire terrien Hema (Sindja Kodjo) avait expulsé des occupants Lendu de leurs terres siutées près de Kpandroma avec l’appui des UPDF.
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Selon IRIN, les premières attaques de juin 1999 étaient mieux préparées et beaucoup plus sophistiquées qu’on ne le pense généralement. Un mois avant le premier éclatement de la violence, les chefs Lendu avaient donné des avertissements aux Hema et les avaient sommés de laisser leurs terres et cultures15. En réponse, les Hema ont commencé à organiser des groupes armés pour la défense de leurs propriétés. Les familles Kodjo Singa, Savo et Ugwaro mobilisèrent les éléments des UPDF pour protéger leurs propriétés contre les attaques Lendu en transformant ces militaires ougandais en gardes privés pour leurs biens immobiliers et fermes. L’élite Lendu, pour sa part, initia des milices d’auto-défense dans chaque localité. Bien que le gouverneur de province en août 1999 ait mis en place une Commission de Pacification et du Suivi et en octobre 1999 le RCD-ML a désigné Jacques Depelchin comme le Président de la Commission pour la Sécurité et la Paix dans la zone de Djugu, ces initiatives ne pouvaient pas mettre fin au conflit. Vers janvier 2000, cette première vague de violence avait causé 7000 morts environ et entraîné plus de 150.000 populations déplacées.
Deux éléments méritent une attention supplémentaire. Premièrement, les modèles de la formation des élites ont changé profondément. A cause de l’absence d’un cadre politique à même d’organiser l’interaction économique et sociale, de nouveaux types d’hommes forts ont apparu; ils profitent des circonstances existantes d’insécurité générale pour monopoliser le contrôle de certains marchés et la population. La compétition entre ces hommes forts a conduit à la fragmentation politique et militaire en Ituri, mais elle a affecté aussi d’autres parties de l’Est du Congo. Deuxièmement, les conséquences de ce conflit ne sont pas limitées à une militarisation générale des activités de rente, mais impliquent une transformation beaucoup plus large du tissu économique et social existant, y compris la prolifération des milices locales et la désintégration de la société locale.
3. LA LUTTE SANS MERCI POUR LE POUVOIR POLITIQUE
Le lien entre la politique et l’ethnicité en Ituri est devenu même plus prononcé après que le mouvement rebelle RCD a commencé à se désintégrer en entraînant une lutte intense pour le contrôle de l’Ituri et une extension de la violence à tous les niveaux de la société. Ce processus de désintégration politique était dû en partie au conflit grandissant entre le Rwanda et l’Ouganda et à la manipulation par les deux pays de leurs pions, mais aussi à un manque total de cohésion (celui-ci étant lui-même le résultat des stratégies
15 Un rapport de l’IRIN révèle que les chefs Lendu de Bangusu et Mukpa (groupement de Pitsi) avaient ordonné la population de Uchubu et Juza d’évacuer autour du 18 juin. Voir IRIN, Special Report on the Ituri Clashes.
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opportunistes de ses principaux leaders) à l’intérieur du RCD lui-même. D’un côté, la faiblesse du RCD a préparé le terrain aux tactiques de l’Ouganda de diviser pour régner. Sur le terrain, la stratégie de l’Ouganda était celle de la médiation entre les parties belligérantes pendant qu’il entraînait et réarmait simultanément les mêmes acteurs. De l’autre côté, l’Ituri est devenu de plus en plus un lieu de refuge où tous les perdants du jeu politico-militaire à l’Est du Congo essayaient de s’établir16. En même temps, la province d’Ituri était l’une des cibles de la nouvelle classe d’hommes forts locaux.
Le premier mouvement à transformer Bunia, la capitale d’Ituri, en bastion politique était l’aile Wamba du RCD. Quatre mois avant son arrivée à Bunia, le collège des membres fondateurs du RCD décidé de destituer Wamba Dia Wamba comme président du mouvement (Wamba Dia Wamba a prétendu que c’était un coup et s’est obstiné à rester leader du RCD). En conséquence, Wamba émigra d’abord vers Kisangani; mais, après les premiers affrontements rwando-ougandaises en septembre 1999, il s’établit à Bunia. Avant d’aller à Bunia, cependant, Wamba créa une faction rivale du RCD, le RCD-Mouvement de Libération (RCD-ML) et désigna Mbusa Nyamwisi (un Nande de Beni) et Jean Tibasiima (un Hema et ancien chef exécutif des mines de Kilo-Moto durant l’ère de Mobutu) comme administrateurs du Nord-Kivu et de la Province Orientale. Néanmoins, aussitôt après sa création, une lutte interne pour le pouvoir éclata au sein du mouvement RCD-ML entre son leader Wamba Dia Wamba d’un côté et Jean Tibasiima et Mbusa Nyamwisi de l’autre côté. Cette tension permanente au sein du RCD-ML entraîna de plus en plus la désintégration administrative de l’Ituri. Wamba, dans une tentative de reconquérir son pouvoir, a suspendu à un certain point ses deux adjoints; à l’issue d’une rencontre de réconciliation qui eut lieu à Kampala en octobre 2000, Nyamwisi et Tibasiima furent désignés comme respectivement premier et deuxième vice-président. Ceci poussa, en novembre 2000, Tibasiima et Nyamwisi à tenter de renverser Wamba. Cet effort fut anéanti par les UPDF, mais des combats féroces opposèrent à Bunia les deux camps et leurs milices respectives. Wamba était soutenu à ce moment là par l’armée ougandaise pendant que Tibasiima recrutait des jeunes Hema dans Rampwara (près de Bunia) et Mbusa recevait l’appui des Nande de sa région d’origine ainsi que des combattants Lendu entraînés par des éléments des UPDF dans le camp de Nyaleke17. Les efforts de Kampala pour résoudre pacifiquement le conflit de leadership échoua parce que les rivaux refusèrent de se rencontrer. En plus de l’affaiblissement du mouvement rebelle, cette rivalité politique a eu aussi
16 JOHNSON, D., Shifting Sands: Oil Exploration in the Rift Valley and the Congo Conflict, Goma, Pole Institute, 2003, p.20.
17 INTERNATONAL CRISIS GROUP, The Congo Crisis: Military Intervention in Ituri, ICG Africa Report, n°64, 13 June 2003, p.4; HUMAN RIGHTS WATCH, Uganda in Eastern Congo: Fuelling political and Ethnic Strife, March 2001.
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L’AFRIQUE DES GRANDS LACS. ANNUAIRE 2002-2003
comme effet d’intensifier le ressentiment local en Ituri. D’un côté, la plupart des jeunes locaux dans les milices dominées par Nyamwisi et Tibasiima ont déserté et sont rentrés dans leurs propres communautés en emportant leurs armes. De l’autre côté, les tensions entre les communautés Hema et Lendu étaient attisées par l’incertitude grandissante au sujet du poids politique relatif de chacune d’elles dans les accords entre les différentes factions du RCD-ML.
Pendant que Wamba et Nyamwisi continuaient à se disputer le leadership du RCD-ML18, le 17 janvier 2001, l’Ouganda essaya de regagner son contrôle sur les événements et de contourner la division interne de ses pions en fusionnant le RCD-ML et le Mouvement de Libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba en un nouveau mouvement rebelle, le Front de Libération du Congo (FLC)19. Wamba refusa d’y adhérer au motif que cette fusion était imposée par l’Ouganda et il partit en exil, mais les milices Lendu restèrent fidèles à Wamba. En janvier 2001, craignant le retour de la domination Hema, ces milices attaquèrent Bunia en transformant la région en un nouveau tour de violence à grande échelle entre les milices Hema et Lendu20. Le leader du FLC essaya d’apaiser la situation au début de février en ré-organisant une conférence de paix à Bunia; toutefois, l’accord de paix qui fut conclu eut un impact limité sur la situation à l’extérieur de la ville.
Les deux autres principaux leaders du RCD-ML, Mbusa et Tibasiima, étaient d’accord pour adhérer au nouveau groupe. Bemba transféra son quartier-général à Beni pendant que l’Ouganda appuyait cette fusion parmi ses alliés rebelles congolais en vue d’unifier leurs armées contre l’alliance du gouvernement21. Cependant, vers juin 2001, des affrontements éclatèrent entre les milices de Mbusa et le FLC22. Ces affrontement forcèrent les soldats ougandais qui, selon les autorités ougandaises, étaient prêts à se retirer de se redéployer en vue « désamorcer le conflit grandissant ». L’Ouganda s’efforça d’apaiser ces tensions en organisant des rencontres entre les différentes factions du FLC à Kampala, en donnant à Nyamwisi et à Bemba le contrôle de certaines régions et en reconnaissant Nyamwisi comme le leader du RCD-ML. En août 2001, même Wamba Dia Wamba signa l’accord de la fusion du
18 IRIN, High tension in Bunia after renewed fighting, 16 November 2000; IRIN, «DRC: RCD-ML rejects Nyamwisi’s cabinet». In: allAfrica.com, December 8, 2000.
19 Curieusement, la création du FLC concidait avec le meurtre du président congolais Laurent-Désiré Kabila
20 Le 26 avril 2001, six membres du Comité International de la Croix Rouge furent tués près de Fataki.
21 Toutefois, quelques rapports indiquent que vers la mi-septembre 2001, l’Ouganda a mit fin à son appui au MLC de Bemba. Voir INTERNATIONAL CRISIS, Rwanda/Uganda: A Dangerous War of Nerves, ICG Africa Briefing, 21 December 2001, p.9.
22 Mbusa décrit Bemba comme « un businessman sans compétences de leadership qui est venu au Nord-Est pour pille r». 218
LE CONFLIT EN ITURI
FLC23. Néanmoins, la création d’un mouvement rebelle conjoint aboutit finalement à l’éclatement parce que, à la fin, les deux (Mbusa et Tibasiima) se retournèrent contre Bemba. L’une des raisons derrière cette nouvelle divergence était la représentation aux travaux préparatoires du Dialogue Inter-Congolais. Ni Mbusa ni Tibasiima ne pouvait accepter la pré-éminence de Bemba qui risquait de réduire les ambitions et le poids politique de ces deux leaders. Une autre raison était le contrôle, par Bemba, des postes frontaliers de Kasindi et de Mahagi qui leur privait d’une importante source des revenus24. Après plusieurs affrontements armés, en novembre 2001, Mbusa et Tibasiima parvinrent finalement à chasser Bemba de l’Ituri. Le 21 novembre, Bemba annonça le retrait de ses troupes en laissant l’Ituri entre les mains du RCD-ML. Au cours du même mois, Mbusa Nyamwisi réussit à destituer Wamba Dia Wamba comme président du RCD-ML. Tibasiima resta vice-Président.
Même après le « coup d’Etat de Mbusa », cependant, le RCD-ML ne pouvait jamais consolider sa position de pouvoir. D’un côté, des affrontements réguliers ont continué entre le RCD-ML et le MLC, mais aussi avec le RCD-National, un nouveau mouvement rebelle dirigé par Roger Lumbala. Cette flambée soudaine de la violence était partiellement le résultat du retrait des deux-tiers des troupes des UPDF de la région conformément à l’accord de Lusaka. A cause de la peur de la recrudescence de la violence dans la région (entre le MLC et le RCD-ML, et les affrontements ethniques entre les Lendu, Hema et Ngiti), les UPDF se sont redéployées dans le Nord-Est de la RDC au début de décembre 2001. Le gros des UPDF appuyait alors Nyamwisi. Les Mayi Mayi avaient à ce moment poussé le RCD-ML en dehors de Butembo et le MLC, appuyé par le RCD-National de Lumbala, avait pris le contrôle d’Isiro et Watsa (proches de la frontière ougando-soudanaise) du RCD-ML. Avec l’appui officiel de l’Ouganda, le RCD-National était supposé « maintenir la paix et la sécurité dans les régions qu’il contrôlait ». Au début de 2002, le RCD-ML, le MLC et RCD-National étaient tous redevables à l’Ouganda en tant qu’alliés officiels.
De l’autre côté, Mbusa Nyamwisi à peine devenu président, l’étape suivante de la désintégration du RCD-ML débuta. Après la signature, le 19 avril 2002, d’un accord de paix à Sun City entre le MLC, le RCD-ML, le RCD-Goma et le gouvernement de Kinshasa pendant le Dialogue Inter-Congolais (DIC), le leadership du RCD-ML s’estima être le nouvel allié du gouvernement de Kinshasa. Les éléments Hema du RCD-ML, cependant, furent en désaccord avec ce changement de cap du Président du RCD-ML.
23 HUMAN RIGHTS WATCH, Rampant Human Rights Abuses and Occupation of the DRC by Foreign Armies; NEW VISION, UPDF redeploys as Congolese fight, 9 June 2001; IRIN, Ugandan Army redeploys in Northeast, 11 June 2001; IRIN, Wamba finally signs the merger document, 24 August 2001.
24 INTERNATIONAL CRISIS GROUP, Congo Crisis: Military Intervention in Ituri, p.5. 219
L’AFRIQUE DES GRANDS LACS. ANNUAIRE 2002-2003
Thomas Lubanga, un Hema-Gegere et allié de Tibasiima exprima ouvertement son désaccord avec le réalignement de Mbusa sur Kinshasa pendant le DIC; il considérait cela comme une partie intégrante d’une large stratégie visant la consolidation de la domination Nande en Ituri25. Comme Mbusa était aussi en train de renforcer ses liens avec les Lendu, Tibasiima et Lubanga envisagèrent la sécession de l’Ituri de l’administration du RCD-ML. Le résultat était une confrontation militaire entre l’Armée Populaire Congolaise (APC), la branche armée du RCD-ML, et les milices Hema loyales à Lubanga appuyées par les UPDF. En vue de lutter contre la mutinerie de Lubanga, Mbusa désigna Jean-Pierre Molondo comme nouveau gouverneur d’Ituri. L’issue était une nouvelle intensification de la violence entre les milices Hema fidèles à Lubanga et les milices Ngiti entraînées par l’APC et rejointes par les combattants Nande. En juin 2002, Lubanga se retira finalement de l’APC et créa l’Union des Patriotes Congolais (UPC), une milice à dominance Gegere. A partir de ses premiers quartiers généraux de Mandro (sud de Bunia), elle commença immédiatement à attaquer les positions du RCD-ML. Avec l’appui des UPDF, il ne fallut qu’un mois à l’UPC pour reprendre le contrôle de Bunia qui tomba le 8 août 2002.
4. LA DESCENTE AUX ENFERS
4.1. Escalade ethnique
L’installation du leadership de l’UPC en août 2002 aboutit à une nouvelle escalade de la violence ethnique. Pendant que la capture de Bunia par Thomas Lubanga mettait le feu aux poudres, le conflit se répandit rapidement dans les communautés voisines telles que les Wabira et les Alur qui étaient punis pour leur manque d’appui aux opérations de purification ethnique des milices Lendu et Hema. Le 5 septembre 2002, environ un millier de Hema et de Wabira était massacré de la manière la plus brutale dans l’hôpital local de Nyankunde (une communauté mixte Hema-Wabira). Un médecin local commentait le massacre comme suit: « Des douzaines de soldats rebelles allèrent parmi les 250 lits de l’hôpital et tuèrent dans leur lit tous les patients, qui avaient une apparence Hema: enfants, adultes, vieux, femmes en cours d’accouchement et mères avec leurs nourrissons…Ensuite, ils sont allés de maison en maison à la recherche des Hema; ils leur coupaient la gorge et jetaient les corps dans la rue, femmes et enfants compris. Leurs maisons étaient pillées et brûlées »26. Selon un Bira local, les
25 Entretien de l’auteur, Kampala, mars 2003.
26 Der Tageszeitung, 25 mai 2003.
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LE CONFLIT EN ITURI
Lendu commencèrent aussi à tuer les civils Wabira qui étaient accusés d’appuyer l’attaque précédente sur le village en août 200227.
Il devenait rapidement évident que Lubanga devait son ascension aux UPDF en Ituri. En janvier 2003, les UPDF -sous l’initiative de Salim Saleh et Kazini- essayèrent de négocier un accord de cessez-le-feu entre l’UPC et les milices Lendu à Aru28. A ce moment, cependant, Lubanga était déjà en train de solliciter l’aide du Rwanda pour asseoir son contrôle sur Bunia et avoir accès aux ressources dont il avait besoin. L’accord avec le Rwanda aurait inclu un contrat pour l’exploitation des mines d’or de Mongbwalu que l’UPC avait capturées au détriment des Lendu en novembre 200229. En retour, le Rwanda aurait approvisionné Lubanga avec 64 tonnes de munitions (comprenant des missiles sol-air) pour prendre Bunia30.
L’intervention du Rwanda inscrivit la guerre en Ituri dans une nouvelle perspective régionale. Immédiatement après le succès de Lubanga, l’Ouganda commença à accuser le Rwanda d’approvisionner l’UPC en armes et à essayer d’organiser une attaque de sa frontière occidentale (une accusation que le gouvernement rwandais a toujours nié). On craignait que le langage fort entre les présidents des deux pays, Yoweri Museveni et Paul Kagame, ne soit le prélude d’une prochaine confrontation militaire entre les deux pays. A la fin, cette guerre des mots entre le Rwanda et l’Ouganda précipita seulement un processus de fragmentation qui était déjà en cours. Le volte face de Lubanga vers le Rwanda conduisit à la division à l’intérieur de l’UPC entre les Hema-Nord (Gegere) et les Hema-Sud, une indication claire que le conflit avait dépassé de loin le cadre tribal qu’on lui attribuait. En février 2003, le chef Kawa Mandro, un commandant Hema du Sud de l’Ituri, fonda son Parti pour l’Unité et la Sauvegarde de l’Intégrité du Congo (PUSIC) et commença à promouvoir une alliance avec les milices rassemblant les Lendu et Ngiti de Ndjabu Ngudjolo (Forces Nationalistes et Intégristes (FNI)), une alliance qui, depuis ses débuts, était confrontée au manque de cohésion interne et de base populaire et pourrait avoir une vie éphémère. L’initiative trouva l’appui de l’Ouganda, mais elle alla directement à l’encontre de l’agenda monopolistique de Lubanga qui voulait soumettre toutes les milices à son autorité. Quelques temps après son installation, Lubanga lança une campagne militaire contre les forces des Hema-Sud de
27 Conversation avec un médecin bira, Beni, le 14 mai 2003.
28 Selon les dispositions de l’accord, l’UPC et les milices Lendu acceptèrent de s’unir dans un seul gouvernement parrainé par l’Ouganda, de constituer une plate-forme pour d’autres négociations et de cesser les hostilités, New Vision, 9 janvier 2003.
29 Africa Mining Intelligence, 15 janvier 2003.
30 Conversations avec observateurs et NGO locaux, mai 2003
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Kahwa dont les quartiers généraux à Mandro étaient réduits en cendres par l’UPC31.
Entretemps, l’UPC de Lubanga s’était désintégrée en des factions plus petites. Après avoir échoué la prise de Bunia en mars 2003, Lubanga fit face à une autre dissidence de Jérôme Kakwavu Bukandu, un commandant munyamulenge qui constitua les Forces Armées pour le Congo (FAPC). Le sort des FAPC est une illustration parfaite du changement dans les pratiques des seigneurs de guerre de l’Ituri. Pendant qu’elles terrorisaient la population locale et enrôlaient de force les enfants, les FAPC ont aussi essayé de consolider leur emprise sur l’économie locale. Présentement, les FAPC sont maîtres des villes stratégiques d’Aru et de Mahagi ainsi que de la riche région aurifère de Mongbwalu. Elles seraient en train de collecter environ 100.000 $ par mois de revenus fiscaux dont une proportion importante est utilisée pour nourrir et vêtir environ 7000 soldats32. Selon certains observateurs, cependant, en mai 2003, Jérôme avait déjà été détroné par l’un de ses lieutenants pendant qu’il était en voyage à Dar-Es-Salaam. Depuis lors, des escarmouches sont enregistrées entre ses loyalistes et le groupe dissident, même si Jérôme a pu récuperer son contrôle des FAPC.
4.2. Une paix en souffrance
A cause de ces massacres et attaques continus, il a fallu plus de six mois pour que la Commission de Pacification pour l’Ituri (CPI), constituée conformément à l’accord de Luanda, puisse décoller33. Le principal obstacle à la Commission demeurait l’UPC de Thomas Lubanga. Frustré à cause de son exclusion du Dialogue Inter-Congolais et de différentes scissions de son mouvement, il prit pratiquement le processus de paix en otage en faisant des demandes excessives et inacceptables (par exemple, il demanda que l’Ituri soit reconnu comme une province par Kinshasa). En dehors du manque de volonté absolu des participants pour mettre en application ses résolutions, le PCI était confronté à deux problèmes. Premièrement, son autorité était minée par le manque de ressources et l’incapacité de percevoir les taxes. Deuxièmement, l’ingérence continue des pouvoirs régionaux a exacerbé davantage l’escalade du conflit sur le terrain. Immédiatement après l’installation de la Commission en avril 2003, l’Ouganda essaya de créer une force conjointe sous le commandement de Jérôme Kakwaku pour reprendre Bunia. La participation ougandaise était aussi signalée dans un massacre au
31 INTERNATIONAL CRISIS GROUP, Congo Crisis: Military Intervention in Ituri.
32 AMNESTY INTERNATIONAL, On the precipice: the deepening human rights and humanitarian crisis in Ituri, March 2003.
33 Pour une discussion, voir INTERNATIONAL CRISIS GROUP, Congo Crisis: Military Intervention in Ituri.
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LE CONFLIT EN ITURI
village Gegere de Drodro le 3 avril. Apparemment, l’attaque était menée par une milice loyale au chef Kahwa et aux UPDF34. Simultanément, Kinshasa envoya un détachement de 700 policiers à Bunia dans une tentative apparente de contribuer à la sécurisation de la région. Néanmoins, il devint vite tout à fait évident que cette initiative faisait partie d’une stratégie destinée à reprendre Bunia au détriment de l’UPC. Le commandant local des FAC, le général Kisempya, ordonna toutes les milices de se placer sous son commandement ou, à défaut, les menaçait de subir des conséquences. Sur son ordre, les FAC et la police de Kinshasa commencèrent aussi à se mettre du côté des milices Lendu que le gouvernement de Kinshasa était en train d’approvisionner en armes et munitions à travers le bastion du RCD-ML de Beni. Finalement, le Rwanda continua à approvisionner l’UPC en armes à travers les différents petits aéroports construits par les trafiquants d’or autour de Bunia35.
Vers la fin d’avril, le retrait des troupes ougandaises, prévu par l’accord de Luanda, fut le point de départ d’un nouveau cycle d’affrontements et de purifications ethniques entre le PUSIC, l’UPC et le FNI. Il était clair que le retrait des UPDF était insuffisamment préparé par la force onusienne sur place. Le résultat était que la MONUC se montra complètement incapable de protéger ses propres positions, et encore moins la population civile de l’Ituri. Ce manque d’encadrement précipita rapidement une forte pression internationale pour finalement sécuriser la ville de Bunia. Cette force (ARTEMIS) est pilotée par la France et a commencé son déploiement au début de juin. Néanmoins, le sentiment général était que le mal était déjà fait. Les différents groupes de milices errant dans la province avaient transformé les campagnes de l’Ituri dans une danse macabre où les massacres de civils et les mutilations n’étaient plus l’exception, mais la règle. Même si depuis son arrivée à Bunia la force ARTEMIS a pu sécuriser la ville, les affrontements à l’intérieur (inaccessible à la force internationale à cause de son mandat limité à la ville de Bunia) continuent. Ces affrontements récents ont une fois de plus montré la pathologie du conflit en Ituri: les milices préfèrent attaquer les populations qui sont considérées comme les alliés de leurs adversaires au lieu de se battre entre elles.
Le dernier tour de la violence dans l’Est du Congo est aussi une indication claire qu’aucune des parties en conflit au Congo n’est intéressée par la paix. Bien que l’Ouganda s’était retiré, les UPDF étaient en train d’amasser des troupes sur la frontière occidentale (nous écrivons en juin 2003). Celles-ci ont été citées dans plusieurs attaques sur le territoire
34 Entretien avec un representant de la MONUC, Beni, 15 mai 2003.
35 Selon des sources ougandaises, le Rwanda a approvisionné l’UPC avec 64 tonnes d’armes entre janvier et mai 2003. Les armes auraient été acheminées par des avions de SkyAir cargo, une compagnie basée à Goma: The Monitor, mars 2003.
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congolais. En même temps, le Rwanda continuait d’approvisionner l’UPC en armes. En même temps, des troupes rwandaises ont participé dans l’offensive du RCD-Goma sur le territoire de Beni-Lubero à partir de juin 2003. Entre le 8 et le 20 juin, le RCD-Goma a capturé les localités de Bunyantenge, Muhanga, Bingi, Kanyabayonga et Lubero, à 40 kilomètres de Beni. Ceci a suscité des spéculations que le RCD-Goma planifie actuellement de mettre ses troupes en jonction avec l’UPC de Thomas Lubanga en Ituri. Finalement, les conflits de l’Ituri et de Lubero ont démontré le rôle vicieux joué par les proches de Kabila père. Incapable de récupérer la partie orientale du pays par les moyens militaires, ils ont clairement opté pour une guerre par procuration à travers son allié du RCD-ML. Ce mouvement joue de plus en plus le jeu de Kinshasa, en encadrant des milices Lendu dans son camp d’entraînement à Nyaleke au Nord Kivu. De plus, le gouvernement de Kinshasa (on parle du gouvernement d’avant la transition) a continué à mettre le feu aux poudres en ravitaillant les milices Lendu en Ituri et en renforcant ses troupes dans le territoire du RCD-ML au contraire des accords de Lusaka. Bien que Kinshasa nie sa présence au Nord-Kivu et en Ituri, le journal ougandais The Monitor a signalé l’arrivée de 1.500 éléments des troupes gouvernementales à l’aéroport de Beni à partir de Mbuji-Mayi à la fin de mai 200336. Des troupes congolaises étaient aussi citées dans le massacre contre les Hema-Sud à Tchomia le 31 mai 2003, dans lequel près de 300 personnes étaient tuées. En somme, le rôle de Kinshasa est de plus en plus perçu comme un danger pour le processus de paix, à la fois par les observateurs internationaux et les acteurs sur le terrain.
5. LA DIMENSION SOCIO-ECONOMIQUE DU CONFLIT
Notre analyse ne serait pas complète sans mentionner l’énorme impact que le conflit en Ituri a eu sur la plan socio-économique. Généralement, ces enjeux économiques sont attribués à la forte présence des troupes ougandaises et rwandaises sur le territoire de l’est du Congo. Décrite par une ONG internationale comme étant à la fois « l’instigateur et le plombier » du conflit37, l’armée ougandaise en particulier a été accusée d’inciter les dissensions politiques parmi les leaders rebelles congolais, et de contribuer à l’intensification de la lutte armée à travers l’armement des milices Lendu et Hema. Cette stratégie a eu comme premier but de sécuriser les commerces lucratifs en diamants, or et autres ressources des officiers ougandais, qui sont impliqués dans un véritable pillage de leurs nouveaux
36 Les armes seraient acheminées par Uhuru Airlines, une compagnie auxiliaire de Air Alexander, The Monitor, 3 June 2003; observation de l’auteur
37 HUMAN RIGHTS WATCH, Uganda in Eastern DRC: Fuelling Political and Ethnic Strife, March 2001.
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LE CONFLIT EN ITURI
fiefs à l’est de la RDC38. Le panel d’experts des Nations Unies, qui a étudié l’implication des généraux James Kazini et Salim Saleh, et des colonels Noble Mayombo, Kahinda Otafiire et Peter Kerim dans la contrebande de l’or, du bois, du café et d’autres ressources voit même des autres agendas derrière l’intervention ougandaise au Congo, à savoir un « profit économique et financier »39.
Selon les analyses de Sandrine Perrot et autres, ces enjeux sont dus à une forte instrumentalisation de la violence économique, qui implique non seulement les cercles du pouvoir autour du président ougandais Yoweri Museveni et ses officiers militaires, mais aussi des commerçants congolais40. Cette instrumentalisation a été stimulé essentiellement par deux dynamiques: une collaboration étroite entre les commerçants congolais et leurs occupants ougandais, et un entrepreneurialisme total de la part du pouvoir politico-militaire en Ouganda.
5.1. Instrumentalisation de la violence économique
L’entrepreneurialisme militaire qui semble diriger la guerre actuelle en Ituri s’est installé bien avant la rébellion de 1998. Premièrement, comme le dit Sandrine Perrot, lors de leur première intervention au Zaire contre le maréchal Mobutu (1996-1997), les officiers ougandais découvrirent un véritable ‘mini Eldorado’ dans les zones occupées à l’est du pays. Particulièrement au Nord-Kivu et en Province Orientale, ils dévéloppèrent un sorte de ‘modus vivendi’ avec la communauté commerçante locale, pour tirer les profits de l’exploitation des ressources naturelles autour de Kisangani et Kilo Moto41. Ainsi, les officiers ougandais commencèrent à accorder des
38 Un exemple de ceci est le colonel ougandais Peter Kerim. Un Alur marié à une Lendu, Kerim aurait orchestré les exportations illégales de café à partir de sa base d’Aru en collaboration étroite avec quelques hommes d’affaires importants dans Kpandroma – la base des milices Ngiti. Comme récompense pour la sécurisation de ses activités commerciales, Kerim était en train d’entraîner ces miliciens Ngiti dans les camps de l’armée en Ouganda, UNITED NATIONS, Report of the UN Panel of Experts on the Illegal Exploitation of Natural Resources and Other Forms of Wealth in the Demopcratic Republic of the Congo, New York, 12 avril 2001.
39 UNITED NATIONS, Report of the UN Panel of Experts on the Illegal Exploitation of Natural Resources and Other Forms of Wealth in the Democratic Republic of the Congo, New York, 12 April 2001; voir aussi: Judicial Commission of Inquiry into Allegations into Illegal Exploitation of Natural Resources and Other Forms of Wealth in the Democratic Republic of the Congo, November 2002 (Ce rapport sera désigné dans la suite comme Rapport Porter).
40 PERROT, S., “Entrepreneurs de l’insécurité: la face cachée de l’armée ougandaise”, in Politique africaine, 75 (octobre 1999), pp.60-71.
41 Les mines d’or de Kilo Moto se trouvent dans la Sud et le Nord de l’Ituri. Déjà avant l’arrivée de l’AFDL, ces concessions étaient exploité pour la plupart d’une façon purement artisanale. En 1996, dix jours avant le début de la guerre de l’AFDL, une partie de la concession de Kilo Moto fut attribuée au conglomerat Canadien Barrick Gold Corporation. Une
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L’AFRIQUE DES GRANDS LACS. ANNUAIRE 2002-2003
concessions diamantifères et aurifères à des commerçants “amis” pendant que les autres – principalement des agents Libanais qui avaient été favorisés par le régime de Mobutu- étaient de plus en plus marginalisés42. Le résultat de cette connivance était que les patrons congolais locaux, même s’ils ne profitaient pas directement de la guerre, pouvaient poursuivre leurs activités économiques plus ou moins normalement; en même temps, les commerçants ougandais commençaient à vendre des biens (tels que les savons et les habits) au Zaïrois ordinaires43.
Deuxièmement, après la campagne contre Mobutu, les attaques continues du Lord’s Resistance Army (LRA) dans le nord de l’Ouganda précipitaient le président ougandais Yoweri Museveni à confier la gestion du budget de la défense à un cercle proche des officiers de l’armée ougandaise44. Un nombre d’officiers corrompus de l’armée, tels que James Kazini et le frère du président Museveni, Salim Saleh, utilisèrent l’offensive au Nord de l’Ouganda pour s’enrichir personellement et de prendre une place prépondérante dans l’équilibre des forces politiques du régime Museveni. Ainsi, Saleh et Kazini sont devenus les exemples symboliques de la corruption et des pratiques frauduleuses qui accompagnent la seconde intervention ougandaise au Congo à partir de 1998. En Province Orientale ainsi qu’en Ituri, ils se lançaient dans une exploitation systématique des ressources naturelles qui dépassait toutes les frontières. Aussi tôt qu’en décembre 1998, des commandants des UPDF étaient déjà signalés dans l’achat d’or dans la région de Kilo Moto45. Dans les concessions les plus lucratives, les gardiens des gisements miniers étaient vite remplacés par les soldats des UPDF et du RCD-ML qui ont commencé à organiser les creuseurs dans et autour des camps miniers. La même année, Saleh ouvrit un comptoir pour la commercialisation de l’or et de diamants à Kisangani. En plus, il mit en place différentes compagnies d’aviation qui faisaient des vols
concession lucrative basée à Mongbwalu (Nord de l’Ituri), acquise antérieurement par le groupe Belgo-Canadien KIMIN, est passée entre les mains de l’Ashanti Gold Fields du Ghana: PELEMAN, J., Zaïre. Privatisering van de machtswissel, IPIS brochure, 1997.
42 Les effets de cette exploitation lucrative se montrent clairement dans les exportations de l’or congolais à partir de l’Ouganda: en 1996-1997, les exportations d’or étaient de 110 millions $, contre 35 millions en 1995-1996 et 12,44 millions en 1994-1995: RENO,W., War, Debt and the Role of Pretending in Uganda’s International Relations, Occasional Paper, University of Copenhagen, July 2000.
43 PERROT, S., “Entrepreneurs de l’insécurité: la face cachée de l’armée ougandaise”, in Politique africaine, 75 (octobre 1999), pp.60-71.
44 Certains officiers profitèrent de cette manque de contrôle pour conclure des contats de défense très lucrative. Ainsi, le général Salim Saleh, qui était nommé « Superviseur du ministère de défense » en 1997, aurait encaissé entre 800.000 et 1.300.000 dollars américains pour la livraison de quatre hélicoptères MI-24 à l’armée ougandaise: Judicial Inquiry into the Purchase of 4 MI-24 Helicopters for UPDF, novembre 2001.
45 Rapport Porter, novembre 2002.
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commerciaux entre l’Ouganda et la RDC. Sans surprise, le Panel de l’ONU a conclu que Saleh et Kazini sont « au centre de l’exploitation illégale des ressources naturelles » dans la région contrôlée par l’Ouganda et ses alliés en RDC.
Que cette violence économique était largement tolérée et même encouragée par le commandement supérieur des UPDF apparaît clairement dans le commentaire du ministre de la défense ougandais Stephen Kavuma auprès de la Commission Porter: « Nos soldats devaient obtenir ce qu’on pouvait penser être des bénéfices automatiques à un soldat en mission à l’étranger »46. Dit autrement: avec la seconde intervention des UPDF au Congo, le pillage des ressources naturelles ne devenait pas seulement une activité systématique mais aussi largement justifiée.
5.3. Au dela du pillage
Au-delà du débat sur l’implication criminelle des UPDF dans l’économie minière de l’Ituri, un aspect important du conflit reste pourtant souvent négligé. Même si les profits économiques ont joué un rôle prépondérant dans la motivation des forces occupantes en RDC, l’accent mis sur leurs activités criminelles et la dimension économique de la guerre risque néanmoins d’obnibuler les effets de la guerre sur les enjeux politiques et économiques au niveau local. Comme nous l’avons dit avant, la politique de fragmentation entre les différentes communautes de l’Ituri durant l’époque de Mobutu, qui a pris des formes néfastes pendant la période entre les deux guerres, a aussi contribué à une forte ethnisation du message politique. Sur le plan socio-économique, l’intervention des UPDF a consolidé davantage les réseaux commerciaux existants qui ont bénéficié de plus en plus de l’absence d’une autorité centrale pour exercer leurs activités économiques informelles. La forte alliance entre cette structure politique ethnicisée et les réseaux militaires locaux et régionaux a conduit à l’émergence d’un nouveau type d’économie politique de plus en plus soustraite auxgouvernements territorialement définis, et qui tend à redéfinir considérablement les relations politiques et économiques sur le plan local.
Comme nous l’avons dit avant, l’intervention ougandaise à partir de 1998 allait installer une exploitation systématique des ressources naturelles en Ituri, tout en déployant les mêmes alliances entre les élites économiques locales et leurs associés ougandais. Suivant cette logique, le général ougandais Kazini attribuait une sorte de monopole pour le commerce des ressources congolaises dans l’est du Congo à une société fictive dénommée Victoria. Evidemment, tout ce qui concernait les paiements de cette compagnie serait
46 Transcription de la Commission Porter, 2001.
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traité directement par le quartier général des UPDF à Kisangani. Ainsi, en juillet 1999, Kazini envoyait une lettre aux quartiers généraux du MLC et des UPDF au Nord Est du Congo dans laquelle il déclarait que « la compagnie Victoria a [seule] l’autorisation pour faire le commerce du café, du diamant et de l’or dans la région sous votre commandement » 47.
L’envoi de cette lettre était d’autant plus significatif qu’il coincidait avec la désignation, par le Général Kazini, de Adèle Lotsove Mugisa comme gouverneur du Kibali-Ituri (cf. supra). Cette nomination était interprétée comme un véritable “coup d’état” de la part de la communauté Hema. En tant qu’ancienne agent dans l’administration de Kabila, Lotsove était connue pour sa position féroce dans la gestion des conflits fonciers locaux (ce qui lui a même valu le surnom de « la Jeanne d’Arc des Hema »); sa désignation a aussi provoqué une tempête chez le gouverneur de Kisangani, qui contrôlait techniquement le district d’Ituri. Dans une déclaration qui était clairement « inflammatoire et destinée à déranger l’administration désignée [du RCD-Goma] »48, Kazini était visiblement en train de comploter contre ce gouverneur pour placer les régions riches en minerais sous son contrôle49. Finalement, un signe révélateur est que Kazini a envoyé la copie de cette lettre au groupe Victoria, « comme s’il rapportait qu’il avait obéi à ses instructions »50.
Cet exemple révèle un changement considérable dans la gestion de l’économie politique en Ituri. Il démontre un glissement des sphères traditionnelles de l’autorité vers l’émergence de nouveaux réseaux de la régulation économique et politique qui sont devenus essentiellement ethniques. Politiquement, l’installation de l’administration Hema a intensifié davantage le discours « Ituri pour les Ituriens » qui était initié par les politiciens Hema comme Atenyi Tibasiima en réaction aux tentatives de Mbusa Nyamwisi de la récupération de la région à la fin des années 1990. Le duo Tibasiima-Lotsove voulait poser les fondements d’un message de la haine ethnique qui a atteint son paroxysme pendant le règne de Thomas Lubanga à partir d’août 2002 (cf. supra). Au niveau économique, les réseaux transfrontaliers existants étaient consolidés davantage à travers le système ingénieux du pré-financement rebelle qui profiterait à la fois à l’administration rebelle et aux grands hommes d’affaires Hema. Sous ce système, des commerçants Hema étaient exemptés de toutes taxes
47 Voir aussi RAEYMAEKERS . T., Network War: An Introduction to Congo’s Privatised War Economy, IPIS, novembre 2002.
48 Rapport Porter, novembre 2002.
49 Que le gouverneur n’était pas tout à fait d’accord avec cette mesure est révélé par la teneur de la lettre que le Général Kazini lui a envoyée: « Espérons que j’ai été clairement compris », ibidem.
50 Ibidem.
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d’exportation comme compensation pour les « accomptes » faits aux leaders politiques du RCD, tels que Atenyi Tibasiima, à ce moment là le ministre faisant fonction des finances51. L’un de grands bénéficiaires de ce système a été la famille Savo, une importante famille Hema qui était déjà mentionnée en rapport avec le conflit de 1999 à Djugu (cf. supra). Selon le Panel de l’ONU, « le groupe de la famille Savo… transportent les produits agricoles, le bois et les vaches de Bunia à Kampala dispensés des droits de passage aux barrières de l’UPDF et des taxes d’exportation »52.
En conclusion, il convient de dire que l’argument de l’ONU selon lequel les UPDF pourraient avoir eu un “agenda caché” avant de s’engager dans la seconde aventure Congolaise prend ici une dimension tout à fait différente: pour les élites dominantes en Ituri, la guerre s’est révélée être une opportunité parfaite pour consolider leur positions et étendre leur pouvoir politique et économique. Cette dynamique illustre l’analyse de Mark Duffield53 et d’autres, selon laquelle les nouvelles guerres en Afrique ne devront pas être comprises tant comme une marche en arrière vers une sorte de barbarisme ou un chaos destructeur, mais également comme des occasions pour des élites locales et des seigneurs de la guerre de relier leurs entreprises « au centre technologique de la société métropolitaine ». Le commerce des diamants, de l’or et des autres ressources naturelles par des réseaux criminels a aussi contribué à un répositionnement des acteurs politiques et économiques sur le plan global. Ainsi, la guerre en Ituri semble avoir contribué au développement de ce que Duffield appèle un « emerging political complex ». Cette économie politique alternative est essentiellement non-libérale (dans le sens qu’elle construit des liens alternatifs entre l’économie locale et globale), non-territoriale (dépendant du commerce transfrontalier informel) et socialement exclusive (basée sur des affinités ethniques et communautaires). A titre d’exemple, quelques officiers des UPDF sont même allés jusqu’à offrir de grandes étendues de terres à des familles Hima de l’Ouganda dans le parc
51 Le système a été expliqué par un homme d’affaire ougandais devant la Commission Porter: « Il (le système de préfinancement) n’est pas officiellement enregistré; ainsi les gens qui dirigent la compagnie sont les leaders du mouvement rebelle Congolais… Ces leaders n’ont pas d’argent; mais, ils ont plusieurs opérations qui ne s’arrêtent pas. Ainsi, ils ont la communauté des hommes d’affaire à qui ils demandent comme une faveur une garantie, par exemple 50.000 dollars américains sous forme d’avance. C’est juste comme un jeu. Aujourd’hui, Mbusa [Nyamwisi, Président du RCD-ML] va envoyer une lettre, demain [Jean-Pierre] Bemba va refuser, alors votre lettre est annulée et ils ne vont pas rembourser votre argent », Interview avec Sam Engola, transcription de la Commission Porter, 2001.
52 Rapport du Panel d’Experts de l’ONU sur l’Exploitation Illégale des Ressources Naturelles et Autres Formes de Richesse en République Démocratique du Congo, New York, 13 novembre 2001, §116.
53 DUFFIELD, M., Global Governance and the New Wars. The Merging of Development and Security, London & New York, Zed Books, 2001.
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des Virunga54. De plus, le fameux système de préfinancement entre le mouvement rebelle et les commerçants Hema a aussi rendu les élites Hema capables de se défaire de la compétition des commerçants Nande, qui avaient traditionnellement une forte présence sur les marchés d’Ituri55. Dans ce sens, le discours particulariste d’Atenyi Tibasiima et d’Adèle Lotsove a été aussi compris comme un avertissement à ces communautés « non originaires » de ne pas se mêler dans les affaires des élites Hema. L’UPC dirigée par le cousin de Lotsove, Thomas Lubanga, a même commencé à exécuter des Nande dans les régions de Bunia et de Mambassa en octobre-décembre 200256.
6. CONCLUSIONS
Dans cet article, nous voulions présenter une interprétation du conflit en RDC, différente des explications conventionnelles qui basent leur analyse sur la présence des troupes étrangères sur le sol congolais, réduisent la guerre à l’accès aux ressources naturelles du Congo ou la voient comme le résultat d’un conflit ethnique non résolu. En même temps, avec cette présentation du conflit en Ituri, nous voulions donner une alternative critique à l’image de la présente guerre comme le simple résultat d’un glissement vers un nouveau type de conflit caractérisé par des seigneurs de guerre, des réseaux économiques informels, la cupidité, la haine ethnique et le retour à la tradition.
Pour plusieurs raisons, le conflit en Ituri peut être vu comme un bon exemple de cette dynamique. Primo, à différents niveaux, la guerre a évolué comme une voie d’alternative pour obtenir les profits, le pouvoir et la protection. Avec l’économie locale en complète décomposition et la région inondée par des armes, l’absence d’une quelconque autorité capable de réglementer la compétition sociale, politique et économique a encouragé la militarisation des relations économiques et a conduit à des changements importants dans l’organisation de l’espace social, politique et économique local. Le phénomène des seigneurs de guerre n’est pas, cependant, limité aux acteurs locaux, mais il inclut beaucoup d’anciens commandants des FAZ et des FAC et de commandants actuels de l’APR et des UPDF impliqués dans les phases successives du conflit en Ituri.
54 On prétend que le général Kazini a offert des terres à 300 familles hima ougandaises et à leur troupeau de vaches de 3.500 têtes dans le Parc des Virunga à Karuruma: Point de vue de la société civile du Grand Nord sur les interventions militaires de l’Ouganda en République Démocratique du Congo, 25 juin 2001.
55 Pour une discussion plus profonde de ces réseaux commerciaux Nande, voir MACGAFFEY, J. (ed.), The Real Economy of Zaïre. The Contribution of Smuggling and Other Unofficial Activities to National Wealth, London, James Currey, 1991.
56 Situation des droits de l’Homme en RDC, Discours de Mr Sergio Vieira de Mello, Haut Commissaire aux Droits de l’Homme au Conseil de Sécurité, New York, 13 février 2003.
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Secundo, le contexte permanent du conflit et l’implosion de l’Etat ont créé des possibilités de connecter directement les réalités de terrain aux dynamiques politiques régionales. Les forces régionales prospèrent sur la faiblesse continue de l’Etat Congolais, renforcée en partie par elles-mêmes pour créer une économie de guerre ouverte. Des commandants – anciens et actuels, Congolais et étrangers – qui sont intervenus sur ce terrain des guerres à répétition ont émergé comme des nouveaux hommes forts. Pour être entrepreneurs de la guerre avec succès et consolider leur contrôle sur le terrain, ils ont besoin de recruter le réseau des milices locales pour leurs propres activités politiques et/ou économiques. Plutôt que de développer une référence idéologique partagée qui peut être d’usage dans un processus renouvelé de la reconstruction d’Etat, ces réseaux sont mobilisées et divisées dans un processus continu de changement sur base des considérations pécuniaires et/ou ethniques. Comme conséquence, les élites locales – à travers leurs coalitions avec des commandants des armées nationales et étrangères – ont étés capables de se repositionner dans le jeu de pouvoir économique et politique local. La compétition intense entre les réseaux essentiellement ethniques (par exemple, les réseaux Nande et Hema) illustre parfaitement l’émergence des projets nouveaux et innovateurs qui sont en train d’être liés à l’activité économique parallèle. Ces complexes exploitent « le pouvoir et la flexibilité des économies non-formelles. Ils donnent les noeuds de légitimité, de la redistribution et des droits aux richesses dans de telles économies. En rapport avec les nouvelles guerres, ce sont ces complexes politiques qui ont l’autorité et la capacité de mobiliser les ressources liées à ces réseaux de l’économie d’ombre. A cet égard, pendant qu’ils entrecroisent habituellement les institutions des Etats reconnus, ces complexes émergeants incluent des projets politiques qui vont maintenant au-delà des formes conventionnelles de l’autorité territoriale, bureaucratique ou judiciaire. (…) De tels projets politiques ne sont, cependant, ni déviants ni irrationnels. Dans leur réponse à la globalisation et aux opportunités qu’elle a créées, ils se sont intégrés eux-mêmes dans le système mondial libéral en amplifiant et en étendant les relations quotidiennes et les structures du développement »57.
Tertio, le conflit actuel place en position avantageuse la jeunesse en quête de nouvelles formes d’intégration. Socialement marginalisés, bien de jeunes gens ont été attirés par les nouveaux acteurs locaux dans leurs tentatives de mobilisation. Réduire l’explication de la crise actuelle au message essentiellement ethnique – par essence une forte expression d’être soit anti-Hema, soit anti-Lendu – est généralement suffisant pour convaincre les jeunes de rejoindre ou de former des milices.
57 DUFFIELD, M., op. cit., p.163.
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Evidemment, notre analyse ne peut pas ignorer l’impact de la spirale permanente de la violence au niveau local. Aujourd’hui, les autorités traditionnelles ont perdu la plupart de leur pouvoir au profit des jeunes qui circulent partout dans les campagnes comme membres des groupes d’auto-défense ou des milices. Ceci aide à expliquer pourquoi plus d’un tiers de toute la population tuée dans le conflit sont des enfants. En plus, des dizaines de milliers de gens sont déplacés. Ceux qui cherchent refuge plus au sud dans le territoire de Beni font face à une insécurité grandissante dans le territoire du RCD-ML. Le nouveau danger du territoire de Lubero (où le RCD-Goma avait commencé une nouvelle offensive contre les positions du RCD-ML en juin 2003) a provoqué des représailles contre les non-originaires de la région de Beni-Butembo. Le 11 juin 2003, un nombre de « kadaffis » (vendeurs locaux de carburant) ont jeté des pierres dans les fenêtres des bureaux des ONG locales. Au cours de cette même semaine, les rues de Beni grouillaient de factions des milices Mayi-Mayi, des soldats du RCD-ML et même des combattants Lendu qui étaient approvisionnés et armés par le gouvernement de Kinshasa. On rapporte que les milliers des réfugiés Hema qui sont en train de descendre de la province troublée d’Ituri sont menacés, voire forcés de fuir par ces milices que le mouvement rebelle local n’est plus capable de contrôler.
La conséquence la plus écrasante du conflit est peut-être la désintégration sociale sans cesse croissante qui est illustrée par la brutalité de la violence. La déshumanisation de ceux qui n’appartiennent pas au même groupe ethnique va de pair avec la confiance en des rituels tels que la consommation des parties du corps humain de “l’ennemi”. Pendant que ces éléments sont vus par beaucoup d’observateurs comme étant une preuve amère de la re-tribalisation ou de la nature barbare de la société locale, ils montrent simplement le degré d’aggravation de cette désintégration. Ce que l’étape suivante de ce conflit apportera peut seulement être deviné. Pour certains analystes, cependant, le cycle permanent de la violence rappelle la psychologie qui a conduit au génocide rwandais: « le nombre élevé des morts et des civils déplacés a renforcé la misère qui est devenue la machine pour les massacres. La peur des attaques basée sur des rumeurs a conduit à des actions préventives suivies par des répressions. Le traumatisme de la violence a conduit aussi à une escalade dans la tuerie rituelle parmi les deux communautés. (…) La déshumanisation de l’ennemi est devenue une justification pour l’extermination. Le cliché ethnique donna la voie à [la matérialisation de] l’intention génocidaire »58. Au niveau local, les implications de ce complexe militaro-économique sont tout à fait désastreuses. La militarisation générale des relations intercommunautaires,
58 INTERNATIONAL CRISIS GROUP, Congo Crisis: Military Intervention in Ituri, p.6. 232
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tant sur le plan politique que socio-économique risque de créer encore des nouveaux conflits, qui cette fois-ci ne se limiteraient pas à une simple “guerre tribale” entre les Hema et les Lendu. Au Nord Kivu, la competition des Hema sur le plan agricole et commercial a stimulé une animosité croissante de la part des élites Nande, qui étaient déjà confrontés à un manque de terres causé par la montée de l’insécurité sur leur territoire.
Or, plutôt que de déterminer exactement un état d’affaires -au moins pour la population civile piégée dans l’engrenage de ce conflit- la question fondamentale est de savoir comment la situation va ou peut évoluer et comment les dynamiques régionales et locales du conflit peuvent être arrêtées. Peut-être, le mot « smouldering » qui signifie à la fois « brûler lentement » et « consommer avec rage » est la meilleure métaphore pour décrire la situation en Ituri. Il soulignerait au moins la complexité de la situation, mais aussi l’expansion des effets du conflit dans la région. Bien que l’intervention multinationale soit la seule option qui reste, il est très douteux qu’elle sera seule capable d’amener la paix. Etant donné son mandat très réduit, dans le meilleur scénario, cette force pourra être capable de pacifier le centre de Bunia. Dans le pire des cas, elle va donner la légitimité à l’UPC. Pour briser ce cycle de violence, cette force devrait couvrir l’ensemble de la province. Cependant, même ceci ne sera pas assez parce que les dynamiques sous-jacentes du conflit ne sont pas maîtrisées. « Il n’y a pas d’autre option qu’une intervention large, musclée et durable de l’ONU pour la pacification de l’Ituri. C’est de cette seule manière que la communauté internationale prouvera qu’elle est déterminée à mettre fin au conflit du Congo, c’est de cette seule manière que l’ONU montrera qu’elle peut en effet appuyer efficacement le gouvernement de transition et aider à faire la différence pour atténuer les souffrances des centaines de milliers de civils qui ont été déplacés et qui sont traumatisés par cette guerre. »59
Gand, juin 2003
59 INTERNATIONAL CRISIS GROUP, Congo Crisis: Military Intervention in Ituri, p.6.

SOURCE: http://www.ua.ac.be/objs/00111793.pdf

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